Le sociologue franco-palestinien Sari Hanafi a été sollicité par Le Monde pour écrire une tribune sur « l’après-Gaza ». Après deux semaines de silence, il a finalement essuyé un refus. En cause : « Les termes utilisés ne conviennent pas à notre publication. Parler par exemple de "résistance armée" en référence aux actions du Hamas ne correspond pas à notre manière d’aborder les choses. Cela laisse penser que nos perspectives respectives sont trop éloignées pour être réconciliées. »
À l’heure où un colloque consacré à la Palestine est censuré au Collège de France suite à des pressions gouvernementales, Orient XXI publie ici la réponse de Sari Hanafi au Monde ainsi que la tribune refusée.
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Je qualifierais cette position d’aveuglement face à l’invocation du “droit d’Israël à la légitime défense”, malgré le caractère manifestement disproportionné de ses actions. Contrairement à toutes les organisations de défense des droits humains respectées — la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, Human Rights Watch, Amnesty International, B’Tselem, les Médecins israéliens pour les droits de l’homme, entre autres — Le Monde ne reconnaît pas ce qui s’est passé à Gaza comme un génocide.
Vous avez contesté mon utilisation du terme “droit des Palestiniens à la résistance armée” contre l’occupation, alors même que le droit international reconnaît ce droit après plus de cinq décennies d’occupation militaire, depuis 1967. Ce qui m’a le plus choqué, cependant, c’est votre insistance à ce que je limite ma tribune à la manière dont les Gazaouis vivent “l’après”, sans aborder la question de la façon dont les Israéliens — et les puissances euro-américaines qui ont participé, activement ou passivement, au génocide — vivront leur propre “après”.
Pour Le Monde, il semble qu’un sociologue franco-palestinien ayant étudié en France ne puisse être qu’un informateur sur Gaza. Je n’ai pas le droit de porter un jugement sur le Nord global. C’est un schéma récurrent
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Il convient de rappeler que durant la campagne de Macron sur le prétendu “séparatisme islamique”, aucun grand quotidien français n’a publié d’articles d’opinion signés par des Français musulmans — comme le confirme mon analyse de contenu systématique menée à cette période. Même un sociologue de renom comme Farhad Khosrokhavar n’a pas pu publier de critique de cette campagne.
Le Monde pourrait peut-être réfléchir à la manière dont les médias et le monde académique français ont développé une tendance paroissiale, réticente à l’internationalisation des sciences sociales.
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Le difficile « lendemain » pour tous
Pour les Palestiniens, le lendemain sera le début d’un long chemin de deuil et de désolation. Des familles entières ont été anéanties ; des maisons, des écoles et des hôpitaux ont été réduits en gravats. La plupart des organisations internationales et israéliennes de défense des droits humains qualifient ce qui s’est passé à Gaza de génocide. Au-delà de la destruction matérielle pèse le fardeau psychologique du deuil de plus de 80 000 morts et de 200 000 blessés, ainsi que la conscience insupportable que les puissances mondiales ont observées — certaines en silence, d’autres avec approbation — pendant que la tragédie se déroulait. Il ne s’agit pas seulement d’une crise humanitaire, mais d’un traumatisme historique qui marquera des générations entières.
Pour les Israéliens, le lendemain sera également douloureux — mais d’une autre manière. Il y aura le deuil des soldats tués à Gaza, mais aussi un traumatisme plus profond : la prise de conscience collective d’une complicité dans des actes génocidaires. Aucune société ne peut assister à une destruction systématique de vies civiles sans blessure morale. La croyance en la pureté de sa propre défense — le récit d’un « droit à la légitime défense » — ne peut survivre aux images d’hôpitaux bombardés, d’enfants affamés et de fosses communes. Cette épreuve sera autant intérieure que politique : elle posera la question du type de nation qu’Israël souhaite être après avoir commis des atrocités génocidaires au nom de la sécurité.
Pour les dirigeants euro-américains, le lendemain marquera l’effondrement de leur crédibilité morale. Les mêmes gouvernements qui prêchaient depuis des décennies les droits humains et le droit international se sont révélés être soit des spectateurs passifs, soit des complices actifs du génocide israélien. Leurs discours sur « l’ordre international fondé sur des règles » sonnent désormais creux. (...)
Et pour le monde arabe et musulman, le lendemain sera tout aussi inconfortable. Les images de la destruction de Gaza ont rouvert une vieille plaie : celle de la profonde désunion et de la paralysie d’une région qui prétendait autrefois défendre la cause palestinienne. Alors que les peuples arabes et musulmans se sont soulevés en solidarité, la plupart des gouvernements n’ont fait guère plus que publier des déclarations et adopter des gestes symboliques. Leur refus d’agir — qu’il soit motivé par le calcul politique, la peur ou la lassitude — restera une source de honte. (...)
Au-delà de Gaza, le continuum colonial
Réduire Gaza à une tragédie humanitaire risque d’occulter la structure historique plus profonde qui la sous-tend. La violence actuelle n’est pas un « accident de guerre » ni une crise passagère — elle s’inscrit dans la continuité du projet colonial de peuplement israélien. Le blocus de Gaza, l’expansion des colonies en Cisjordanie, l’expropriation des terres et le refus du droit au retour des réfugiés obéissent tous à la même logique : la fragmentation et la déshumanisation du peuple palestinien. (...)
La conversation d’après-guerre doit donc dépasser l’illusion d’une « solution à deux États » dans les conditions actuelles d’apartheid et d’enfermement. Il faut imaginer des arrangements politiques fondés sur l’espace partagé, l’interdépendance et l’égalité — une confédération israélo-palestinienne pourrait constituer un tel cadre. Une confédération ne nierait pas les identités nationales, mais créerait des souverainetés qui se chevauchent, des institutions communes et une liberté de circulation entre deux peuples liés à la même terre. Elle déplacerait le débat de la partition vers la coexistence, de la domination vers le partenariat — après avoir réparé les effets coloniaux prolongés. (...)
Comme l’a écrit la philosophe Hannah Arendt, l’espérance politique ne réside pas dans l’oubli du passé, mais dans la capacité de recommencer.
Le nécessaire examen moral
Le lendemain de Gaza ne sera le jour de la victoire pour personne. Ce sera un jour de deuil, de responsabilité et d’examen moral. (...)
Le lendemain, le monde regardera Gaza non seulement comme un lieu de souffrance, mais comme un miroir reflétant la faillite morale de notre temps — et, peut-être, la faible possibilité de recommencer.