Tout de noir vêtu·es, ils et elles prennent la tête des cortèges des manifestations, hier en première ligne des défilés contre la loi travail, aujourd’hui acclamé·es par les Gilets Jaunes. Qui sont ces militant·es qui, pour lutter contre le capitalisme et la violence sociale, enfilent par centaines des cagoules et des k-ways noirs, détruisent les symboles du capitalisme et s’attaquent à la police ?
Au milieu de la foule, quelques dizaines de militant·es profitent du mouvement pour tirer leur attirail de leur sac à dos. Cagoulé·es et vêtu·es de noir, ils commencent à casser des vitrines et visent des cibles symboliques. Ceux-là rêvent de révolution et de soulèvement et manifestent dans la tradition de l’action directe. Bien vite, la foule prend parti : elle les acclame ou les conspue. La rue est plus que jamais un espace politique. Mais qu’est ce que le « black bloc » ? Et pourquoi attire-t-il ainsi objectifs et caméras ? (...)
En principe, aucune cible n’est choisie au hasard. « C’est une casse ciblée », explique Camille. Parfois, le choix des cibles manque de clarté, aux yeux du grand public ou du reste des manifestant·es. La charge symbolique de ces dernières varient en effet selon chacun·e. En 2016, c’est une boutique Emmaüs qui est brièvement prise pour cible, au grand étonnement de nombreux·ses manifestant·es, qui observent la scène un peu dépité·es. Des participant·es au black bloc s’expliquent : quelques semaines plus tôt, des salarié·es de l’enseigne ont dénoncé les conditions de travail que leur imposait Emmaüs. Une pancarte donne le ton : « Pas de manif statique, une émeute magnifique. » (...)
« Il arrive quelquefois que des gens fassent des erreurs, parce qu’ils n’ont pas encore compris le principe », précise l’étudiant. Une minorité, selon lui : « 95% du temps, ce sont des symboles de ‘l’enfer des pauvres’ qui sont visés. » D’autres concèdent qu’il existe une attirance pour la violence chez certain·es, lorsqu’ils viennent manifester. Interrogé durant les manifestations contre la Loi Travail par Street Press, Ahmad, participant au black bloc confiait : « Quelques-uns vont en manif comme à un match de foot. L’équipe adverse, c’est les flics. » Attention toutefois aux généralités. Dans le black bloc, l’usage de la violence n’est pas systématique. Le même Ahmad confie ainsi : « La question n’est pas seulement d’avoir des milliers de personnes qui descendent dans la rue, mais de savoir combien de personnes vont continuer à s’organiser après ce mouvement pour penser une autre société. » Et de citer d’autres modes d’action : « C’est plus fort de bloquer économiquement une usine que de casser une banque. Investir un lieu, ou organiser une soupe populaire, c’est aussi radical. » Le 22 avril 2001, lors des manifestations pour les droits des femmes à Washington, le noir cortège défile pacifiquement. Ce type de manifestation « calme » du black bloc s’est reproduit à plusieurs reprises durant les années 2000, en Italie par exemple. (...)
Les images du black bloc, où sont visibles des individus vêtus de noir en tête de cortège, défraient régulièrement les chroniques des médias et les déclarations des politiques.
Pour le politologue Francis Dupui-Déri, « depuis le XIXème siècle, l’anarchiste est associé à l’image du terroriste mangeur d’enfants et dévoreur de grand-mère. Aujourd’hui, c’est le black bloc. » Une mauvaise publicité due à l’usage de la « violence ». Or, ce professeur en science politique à l’Université du Québec rappelle que ces destructions de biens matériels symboles de domination et les frappes ciblées contre la police, ne sont qu’une stratégie de la mouvance anarchiste parmi d’autres. Pour Vixen, c’est la question de la violence elle-même qu’il faut interroger : « J’ai envie de sortir de ce paradigme de la violence (…), j’ai pas l’impression d’aller faire violence à quelqu’un quand je participe au black bloc. » (...)
« Dans l’image du bloc qui est donnée, il y a un côté viriliste, mais ce n’est pas voulu », assure Vixen, pour qui la pratique du black bloc s’inscrit dans la diversité des luttes. « C’est un filtre qui est mis dans le regard sur les actions du bloc. Il faut se ré-approprier des stratégies et des tactiques qui sont reconnues comme viriles et masculines, alors qu’elles ne le sont pas par essence. » La jeune femme précise que d’autres formes de mobilisations radicales peuvent aussi accompagner des black blocs en manifestation, par exemple une fanfare militante ou des équipes de street medics. Des pratiques qui se sont souvent développées en parallèle du Bloc.
« Le Bloc créé une zone d’autonomie temporaire », souligne Camille. Une zone autonome entretenue, de fait, à coup de pavés d’un côté et par des grenades et des canons à eau de l’autre. Reprendre la rue et la tenir. Ou plutôt, tenir gendarmes et policiers à distance et affirmer ainsi qu’une pratique militante offensive peut exister malgré une présence policière. (...)
« On arrive à rendre solidaires de nous plus de gens que les syndicats », résume Camille. « Et maintenant on prend le contrôle des cortèges, parce que les gens se rendent compte que leurs stratégies ne marchent plus. »
Un symptôme de l’impuissance du militantisme classique ? (...)
Depuis 2016, le nombre de militant·es syndicales·aux présent·es dans le Cortège de tête ne cesse de croître. Ceux-là participent peu aux « violences », mais les cautionnent et refusent de s’en désolidariser. Parfois même, ils les applaudissent. De fait, manifester dans cette portion du cortège, affranchie des bannières et des services d’ordre syndicaux, c’est accepter de façon plus ou moins implicite la diversité des modes de luttes.
Une position qui n’est pas partagée par tout le monde. Beaucoup craignent que la présence de manifestant·es violent·es dans les cortèges ne restreigne leurs libertés, justifiant la répression policière ou l’interdiction des manifestations par le gouvernement. Parfois, les heurts entre ces oppositions sont violents. Sur le pavé, tou·te·s ne soutiennent pas l’action radicale. (...)
beaucoup redoutent que les militant·es radicales·aux ne discréditent les mobilisations générales et leurs revendications. Du politicien au porte-parole de certains groupes altermondialistes, les détracteur·ices du black bloc s’évertuent à lui nier toute rationalité politique. Susan George, vice-présidente d’ATTAC en 2001 déclarait ainsi à Libération lors du G8, à Gènes : « Ces violences d’anars ou de casseurs sont plus antidémocratiques que les institutions qu’ils combattent soit-disant. » En mai 2018, c’est un élu communiste, Fabien Roussel, qui appelle le ministre de l’Intérieur à prendre des mesures pour prévenir les violences des black blocs. Tandis que le leader de la France Insoumise, Jean-Luc Mélenchon, avant de se rétracter, dénonce « sans doute des bandes d’extrême-droite ». (...)
A Paris et dans d’autres villes, il arrive que le black bloc et les services d’ordre de certains syndicats en viennent carrément aux mains. (...)
Là encore, on assiste à deux visions différentes. Entre les syndicats et leurs adhérents il existe un accord tacite, ceux-ci peuvent venir manifester en famille sains crainte de se faire charger par la police. Pas question alors de laisser les « casseurs » pénétrer le cortège syndical et donner un prétexte à des policiers pour intervenir dans celui-ci. (...)
Parfois, la condamnation des militant.es radicaux par les syndicats mène loin. Trop loin ? Dans son ouvrage Maintien de l’ordre (Edition Fayard), le journaliste David Dufresne rapporte ainsi le témoignage d’un officier de liaison … de la préfecture de police, en 1987. Alors qu’une manifestation appelée par la CGT se disperse place de la Bastille, ce dernier aperçoit une voiture banalisée de la police qui se fait renverser « et les anarchistes commencent à tout casser sur la place. Une cinquantaine, pas plus ». La manifestation elle, continue d’arriver sur la place et toutes les unités de police sont occupées. Alors, l’officier de liaison appelle à l’aide un militant de la CGT, qui consulte ses hommes et demande « à qui de droit ». Avec vingt gros bras, le policier charge les anars : « On a tous ensemble cassé du casseur. Et je ne vous raconte pas. Eux, ils se servent de moyens que nous avons abandonnés depuis longtemps (…). En fin de compte, la CGT, c’est une armée. » Intox policière ou connivence coupable ? On assiste parfois à un jeu trouble sur la chaussée. Pour autant, le black bloc pourrait-il exister sans les cortèges des syndicats ? Probablement. Mais sûrement pas sous la forme que nous lui connaissons aujourd’hui : massive et volatile. (...)
Autrement dit, les militant·es radicaux·ales seraient facilement nassé·es, visé·es puis interpellé·es. (...)
Les premières manifestations du black bloc remontent à l’Allemagne des années 1980. (...)
La pratique se répand rapidement à travers les réseaux de l’extrême-gauche et des contre-cultures associées, et l’on forme des blacks blocs en Amérique du nord dès le début des années 1990. Elle atteindra son point culminant le 30 novembre 1999 à Seattle. (...)
Ces trois dernières années, les plus importants black blocs ont eu lieu le 20 janvier 2017 à Washington DC, lors de la manifestation Disrupt J20 contre l’investiture présidentielle de Donald Trump, en juillet 2017 à Hambourg en réponse au sommet du G20, et surtout en France depuis 2015. (...)
Le phénomène atteint son apothéose le 14 juin 2016, à Paris, où un cortège de plusieurs milliers de personnes s’oppose à la police sur des avenues entières. Depuis, on le trouve régulièrement dans les manifestations antifascistes et dans les défilés du 1er mai, mais c’est avec le mouvement des Gilets Jaunes qu’il revient durablement sur le devant de la scène médiatique.
Un Black Bloc applaudi pour le 1er mai 2019
D’ordinaire, on trouve des black blocs dans les manifestations dites « de gauche » où il cohabite en général avec des groupes et partis allant des communistes aux sociaux-démocrates. Son apparition dans le mouvement des Gilets Jaunes dont l’hétérogénéité inclut des franges de la droite et de l’extrême-droite n’avait initialement rien d’évident. D’autant plus que de nombreuses personnes manifestaient pour la première fois et n’étaient par conséquent pas familières avec la pratique, si ce n’est par ce qu’ont pu en transmettre les médias. Autant dire que ça n’encourage pas un a priori positif. Le pacifisme largement affiché s’accompagnait régulièrement du rejet des mystérieux·ses cagoulé·es. Pourtant, à une vitesse fulgurante, rencontre et nécessité ont fait leur œuvre. (...)
Devant l’ampleur et la férocité de la répression, les Gilets jaunes ont dû passer, très rapidement, à un autre niveau d’organisation. Ça tombait bien, juste à côté d’eux s’agitaient des personnes ayant une certaine habitude de ces situations, et toute une série de tactiques, à l’efficacité éprouvée, à transmettre. Mais l’inspiration n’est pas allée que dans une direction. La tenue sombre est restée de rigueur, mais le cortège noir s’est étoilé de gilets jaunes par dessus les pardessus. Et réciproquement. Les émeutes des Gilets Jaunes, éclatées en plusieurs cortèges et multiples points de pillage et d’affrontement ont également bousculé l’habitude du grand cortège-black bloc uni, dont la force vient de son nombre et de sa résistance aux charges.
Cette perméabilité des pratiques combinée à l’indignation unanimement partagée des Gilets Jaunes contre les brutalités policières ont contribué à faire bouger les lignes sur la violence, les moyens d’y faire face ainsi que d’y recourir. (...)
Face à la montée du Black Bloc, un arsenal de répression toujours plus fort
Une grande force des services de renseignement est de feindre qu’ils savent tout. De donner l’impression qu’ils sont au cœur des intrigues, alors qu’ils en ignorent souvent le détail. Et d’intimider et frapper de manière invisible l’imaginaire collectif, afin que ce dernier ne pense même pas à se rebeller. Ces dernières années, les renseignements ne manquent pas de communiquer sur le danger que représenteraient les « black blocs ». A coup de fichages et d’arrestations, parfois préventives, la répression s’est abattue sur les imperméables noirs un peu partout en Europe. (...)
En France, la dernière loi « anti-casseurs », « visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations », cible particulièrement les adeptes de l’action directe et leurs soutiens. Avoir le visage masqué, même partiellement, à proximité d’une manifestation peut désormais coûter un an de prison et 15 000 € d’amende. Et l’interpellation sur ce motif, qu’elle soit pour un simple foulard ou une cagoule, n’est souvent que la première étape d’une grand boucle répressive. Viennent régulièrement s’ajouter les accusations d’outrage et rébellion. La parole des manifestant·es fait rarement le poids pour la Justice face à celle du policier, preuves matérielles ou pas. Et surtout, le délit de groupement en vue de commettre des dégradations ou des violences, voté par la droite en 2010.
Prévu selon ses instigateurs pour lutter contre les bandes violentes, il sert désormais massivement à justifier les arrestations de manifestant·es, que ce soit des Gilets Jaunes, des opposant·es au G7 de Biarritz ou bien les convoyeuses d’un homard en papier mâché à Nantes. Avec ce délit, on ne juge pas d’actions commises, mais de l’intention supposée de les commettre, une accusation dont nul n’est à l’abri et encore moins les participant·es au bloc, dont la simple tenue peut être considérée comme un élément à charge. Si l’on y ajoute encore le refus de donner son ADN, on aboutit à des procès où les militant·es font face à quatre ou cinq chefs d’accusation dont aucun ne porte sur le fait d’être l’auteur ou l’autrice de la moindre violence.
Le Bloc compte aussi son lot de blessures. (...)
Débuté il y a neuf mois, le mouvement social des gilets jaunes a mis sur le devant de la scène une répression judiciaire inédite et des blessures graves, causées par l’armement des forces de police. Après six mois de mouvement, les chiffres officiels, forcément parcellaires, donnent le vertige : 3 830 blessés.
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Plus résolu que jamais, ce jeune ouvrier ajoute : « Ça renforce aussi notre colère et la détermination des gens. En étant confronté à cette violence de la répression, ils se radicalisent. Ils prennent conscience des méthodes de la police dans les Quartiers. »