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Mediapart
Dans les Ehpad du groupe Orpea, des CDI introuvables
Article mis en ligne le 24 janvier 2022

D’après nos informations, des recrues du groupe privé de maisons de retraite doivent, en France, se contenter de signer des CDD au motif qu’il s’agirait de remplacer des salariés en CDI. Or, dans bien des cas, ces salariés n’existeraient pas. Le groupe dément toute irrégularité, assurant qu’« il n’y a jamais eu d’emploi fictif au sein de l’entreprise ».

En France, où la règle est le CDI, le recours au CDD est strictement encadré par le droit du travail : il doit être ponctuel et ne peut faire office d’emploi permanent. Pour éviter les dérives, chaque CDD doit précisément mentionner le nom de la personne remplacée ou encore le motif du recours à l’emploi temporaire. Par exemple, « Madame X, aide-soignante, remplace Madame Y, aide-soignante en CDI, en congés sans solde ».

Mais comment faire quand l’embauche permanente n’est pas la politique de la direction, qui préfère faire varier l’effectif de l’Ehpad « en fonction du taux d’occupation » des chambres (« T. O. » dans le jargon), qui fluctue au rythme des entrées et des décès ? Ou quand, explique Josefa, « c’est le choix des salariées elles-mêmes qui préfèrent rester en CDD car les salaires en CDI sont trop bas » (les employées en CDD touchent une prime de précarité) ? Puisque personne n’est absent ou attendu, quel nom faire figurer sur les CDD officiellement motivés par le remplacement d’une salariée ? « Il faut bien des aides-soignantes et des auxiliaires pour accompagner les résidents. » (...)

D’après Josefa, il lui suffisait, côté CDI, d’introduire des noms dans le logiciel des ressources humaines d’Orpea qui permet d’éditer les contrats. « Je prenais les noms des candidates qui avaient postulé chez nous et dont j’avais les CV, confie l’ancienne employée de direction. Elles existaient mais n’étaient pas vraiment dans le registre du personnel. » Ces aides-soignantes, infirmières ou auxiliaires de vie, qui n’avaient jamais travaillé pour Orpea, ignoraient que leurs patronymes étaient utilisés.

Josefa ne serait pas la seule employée de direction à avoir rédigé de tels contrats pour le groupe Orpea, numéro un mondial des maisons de retraite privées, qui exploite aujourd’hui 226 Ehpad et une centaine de cliniques en France (à travers sa filiale Clinéa). Plusieurs semaines d’enquête nous ont permis de découvrir que de nombreux CDD auraient ainsi été établis, ces dernières années, au sein du groupe Orpea. Des entorses au droit du travail répétées, sur des postes financés par l’État.

Les Ehpad perçoivent en effet chaque année une « enveloppe soins » de la part de l’assurance-maladie et une autre au titre de la « dépendance » de la part des départements. La première, la plus importante, finance dans son immense majorité les emplois « soignants » des maisons de retraites (infirmières, aides-soignantes, aides médico-psychologiques, etc.), la seconde les emplois accompagnant la perte d’autonomie (auxiliaires de vie, psychologues, etc.).

Le numéro un mondial des maisons de retraite a reçu, en 2020, au bas mot, 350 millions d’euros de la part de l’assurance-maladie, seulement pour « l’enveloppe soins », d’après les chiffres de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), transmis à Mediapart. Une montagne d’argent public destiné à subventionner les salaires des personnels intervenant auprès des personnes âgées de l’Hexagone.

Les effectifs sont souvent insuffisants, ce qui peut déboucher sur la maltraitance de résident·es, comme le dénoncent parlementaires, experts et syndicalistes, année après année. Plus encore dans les Ehpad privés à but lucratif. Ce sous-effectif criant a été éclairé d’une lumière crue par l’hécatombe du Covid-19 dans les maisons de retraite. (...)

En trente ans, Orpea est devenu le leader mondial de la « silver economy », ouvrant plus de 1 000 établissements dans le monde. Coté en bourse, sa capitalisation a été multipliée par trois ces cinq dernières années, atteignant 9,3 milliards d’euros en 2020. Cette année, le fleuron français de l’or gris employait plus de 65 000 « collaborateurs » - collaboratrices surtout (plus de 80 %), dont presque la moitié se trouvait dans l’Hexagone. (...)

Des CDD requalifiés en CDI aux prud’hommes

Et comme si cela ne suffisait pas, après le départ de Dominique, Orpea a continué à employer le patronyme de France R. Avec bien peu de prudence : au printemps 2020, elle était, sur le papier, remplacée par quatre salariées en même temps, d’après des documents consultés par Mediapart ! Linda*, Fatiha*, Amina* et Anne-Claire* s’en sont aperçues et ont réclamé la requalification de leurs CDD en CDI.

Un an plus tard, les aides-soignantes obtenaient toutes gain de cause devant les prud’hommes de Marseille. Alors qu’il revenait à l’employeur de démontrer qu’il avait eu recours en toute légalité à ces CDD, le tribunal a estimé qu’Orpea n’avait « produit aucun élément probant et pertinent ». (...)

Devant les prud’hommes, bien sûr, l’entreprise avait soutenu que « les recours aux CDD [étaient] justifiés », que « les CDD [en question] ne souffraient d’aucune irrégularité ».

Interrogée par Mediapart, la direction d’Orpea assure encore aujourd’hui qu’il « n’y a jamais eu […] de faux contrats de travail », ni « d’emploi fictif au sein de l’entreprise ». « Les personnels embauchés en CDD comme en CDI sont tous bien en poste, déclarés et rémunérés. » (...)

L’Inspection du travail saisie

Pourtant, nous avons retrouvé l’une des quatre anciennes aides-soignantes d’Orpea, la toute jeune Linda. « Le monde est petit, nous dit-elle au téléphone. J’ai croisé par hasard la vraie France R. cet été dans un autre établissement où je faisais un remplacement. Elle m’a dit qu’elle avait fait quelques vacations chez Orpea dans le passé. » De simples vacations, mais aucun CDI à l’horizon... (...)

Comme en attestent plusieurs courriels que nous nous sommes procurés, Kéline n’est pas la seule déléguée syndicale du groupe à avoir remonté des cas à l’Inspection du travail, laquelle a répondu aux sollicitations de Mediapart qu’elle « ne commente par les dossiers en cours ». (...)

pour toute entreprise, selon le code du travail, le fait de conclure un CDD « qui a pour objet ou pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise » constitue une infraction, punie de 3 750 euros d’amende. En cas de récidive, « la peine encourue est de 7 500 euros et six mois d’emprisonnement ».

De son côté, Philippe Gallais, un des responsables nationaux de la CGT chez Orpea, ne cache pas ses intentions : « Nous en discutons avec nos avocats. Si on a l’opportunité d’aller au pénal, on ira. » Les récits de « faux contrats » (selon l’expression de nombreux et nombreuses salariées) indignent en effet cet infirmier qui a passé deux décennies sur le terrain : « Quand on connaît les conditions de travail dans nos établissements, le sous-effectif criant, c’est une honte. »

Dans un mail confidentiel que Mediapart s’est procuré, une inspectrice du travail écrit qu’à ses yeux, la démultiplication des contrats de remplacement d’une personne, sur une même période, pourrait constituer « une fraude généralisée ». Questionné sur ce courriel, Orpea n’a pas répondu à ce stade. (...)

Notre enquête nous a permis de recueillir, par ailleurs, des récits montrant que le même procédé pourrait se dérouler dans la région Centre-Val de Loire, ailleurs en PACA (Toulon, Vitrolles), mais aussi en Midi-Pyrénées (Toulouse), à Paris, en Île-de-France. On retrouve aussi des CDD problématiques à Clinéa, la filiale du groupe qui exploite une centaine de cliniques en France. (...) Interrogé sur ce que les établissements ont déclaré précisément aux ARS, s’agissant des contrats décrits comme irréguliers, Orpea ne nous a pas répondu.

De Toulouse à Vitrolles, en passant par Clermont, Marseille, Lyon, les Hauts-de-Seine et les Yvelines, les mêmes récits semblent ainsi se répéter. Si l’Inspection du travail, les prud’hommes ou des agences régionales de santé ont été alertées, les « relations humaines » du groupe ne semblent pas s’inquiéter. (...)