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le Monde Diplomatique
En avant vers le monde d’avant
janvier 2021
Article mis en ligne le 19 juillet 2021

À quoi ressemblera l’après-pandémie ? Les politiques déployées pour faire face à la crise sanitaire ont accéléré les tendances de fond qui traversaient les sociétés et inquiétaient les populations : incertitude, précarité, machinisme dévorant, désincarnation des rapports humains. Pour l’essentiel, cette transition vers le capitalisme numérique aura été pilotée par l’État.

La première vague déferlante du virus et la mise sous cloche de la moitié de l’humanité entre les mois de janvier et juin 2020 ont donné un écho inhabituel aux aspirations latentes — la plupart du temps disséminées, rarement décisives, souvent défaites — d’une partie de la population visant à bâtir un « monde d’après » qui ne charrierait pas toutes les nuisances de l’ancien, et qui aurait même quelques vertus. Un monde dans lequel il y aurait des musiciens aux fenêtres, moins d’avions dans le ciel, des canards empruntant tranquillement le périphérique, des circuits courts recousant la déchirure entre villes et campagnes. Un monde dans lequel des professions fragmentées par la division capitaliste du travail se congratuleraient, perchées tous les soirs sur leurs balcons, pour le travail social accompli dans la journée — et la nuit aussi — par tous ceux dont les salaires auraient été remis à niveau. Un monde dans lequel l’air serait plus pur, où l’avoir ne remplacerait plus l’être et où le sourire de la caissière ne serait plus forcé. La période de déconfinement puis la deuxième vague du virus ont déjà apporté la preuve que c’était beaucoup demander. L’espoir d’un retour à une vie « normale » a vite supplanté les autres, et, pour les populations qui paieront durablement le plus lourd tribut de l’effondrement économique, ce « retour à la normale » serait déjà beaucoup. (...)

Est-ce à dire qu’il ne reste rien, l’hiver venu, de ces belles aspirations — parfois transformées en actions — qui ont au moins permis, cahin-caha, d’adoucir les affres du premier confinement ? Ne pourra-t-on compter, à l’avenir, comme s’y risque l’Observatoire société et consommation, sur le fait qu’une crise comporte toujours un « puissant effet d’accélération des tendances que nous observions avant son irruption » ? (...)

Malheureusement, le nouveau monde qui peine à naître n’a pas encore passé la tête, et rien ne garantit qu’il soit nouveau, ni même désirable. Un autre monde impossible est encore possible.

Car il n’est pas certain que nous ayons tiré les enseignements de cet interrègne forcé. Ce virus, auquel on a fait porter la promesse d’une commune humanité, a-t-il vraiment rapproché les êtres de par le monde, à la faveur de notre communion dans cette souffrance planétaire ? Tous ces hommes et ces femmes malades en même temps de la même maladie, de l’Inde à la Guadeloupe, de Tourcoing au Cap, de Vesoul à Los Angeles, ont-ils permis que soient redistribués par miracle des milliers de lits d’hôpitaux et de médecins du Nord vers le Sud et de l’Ouest vers l’Est ? Le mouvement continue au contraire de suivre le sens opposé. (...)

La pandémie ne nous a pas rapprochés. Même quand les avions volaient, nous sommes-nous jamais rapprochés ? Une fois ceux-ci cloués au sol, en avons-nous tiré la conclusion qu’ils permettaient surtout à quelques-uns de « s’évader » ? (...)

Boom des valeurs technologiques

Le virus devait aussi nous aider à redécouvrir les vertus de l’organisation, comme nous y invitait le président Emmanuel Macron dans son « adresse aux Français », le 13 avril 2020 : « Nous en tirerons toutes les conséquences, en temps voulu, quand il s’agira de nous réorganiser. » Le moment serait en effet bien choisi pour sortir du fétichisme technologique et marchand dans lequel sont engluées nos sociétés, qui fait qu’à chaque difficulté rencontrée la solution recherchée sera marchande ou technique. (...)

Des paroles qui nous avaient déjà fait vibrer le 12 mars : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie, au fond, à d’autres est une folie. Nous devons en reprendre le contrôle… »

« Une folie », vraiment ? En a-t-on déduit qu’il fallait dresser la liste des cinquante produits industriels qu’il est inconcevable de ne pas produire sur notre territoire (au-delà des masques et du paracétamol), à la fois pour des questions d’emploi, de maîtrise stratégique de notre approvisionnement et de scrupule environnemental ? Une liste des cinquante produits qui ne sauraient être proposés à la vente sans que 50 % de leur valeur ajoutée soit produite localement, comme la promesse avant-gardiste d’un nouvel ordre du commerce international, un commerce fondé sur la réciprocité entre les nations, lesquelles pourraient toutes y trouver leur compte et ne seraient plus livrées à la seule avidité d’un « big business » qui remplit ses comptes ?

Rien de tout cela ne s’est produit, bien sûr. Jusqu’ici, aucun ressort autorédempteur n’est venu propulser le nouveau monde dans une meilleure direction que celui d’avant. Les « phénomènes morbides » du moment ne laissent pas entrevoir l’éclosion d’un champ de coquelicots sur le terreau de la crise. (...)

Dans ce casino qui, en dépit du confinement, reste ouvert jour et nuit, les valeurs technologiques tiennent la corde. (...)

Durant la crise sanitaire, la société du « tout numérique » a profité globalement d’un formidable coup d’accélérateur, dont l’effet cliquet se transformera en un nouveau tremplin. Pour ces grandes sociétés qui ont déjà — bien avant le télétravail — mis nos vies à distance, qui nous prennent notre temps, nos données personnelles, notre argent, notre sphère domestique, notre autonomie, nos guichetiers, nos visites médicales, nos enseignements, nos restaurants, etc., l’emprise totale sur nos « vies sans contact » est déjà acquise. Ce n’est plus en option (...)

Au secours, l’orthodoxie revient…

Sur le terrain de jeu aplani de la concurrence mondiale « libre et non faussée », tout le monde ne sera pas logé à la même enseigne. En dépit des efforts des gouvernements, dans les pays les plus riches, pour en limiter l’ampleur, la bérézina qui s’annonce pour les petits commerces, les restaurants, les salles de spectacle, les petites entreprises en appui des activités touristiques, culturelles, du secteur de l’événementiel et de la communication, etc., ne sera pas indéfiniment reportée. (...)

Le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) et Save The Children ont calculé que, dans le courant de l’année 2020, le nombre d’enfants vivant dans le monde au sein de familles pauvres (selon le seuil défini par chaque pays) aura augmenté de 142 millions, pour atteindre 715 millions (soit 38,4 % des enfants de la planète) (7). Dans les pays riches, l’envol de la pauvreté menace tout autant, en particulier ceux qui figuraient déjà parmi les plus précaires. (...)

Le vieux monde ne veut décidément pas mourir, et expose plus que jamais ses balafres aux yeux du nouveau, qui ne l’est pas tant que cela. La crise sanitaire leur tend un miroir grossissant. Face à ces périls, qui sont pour la plupart encore devant nous, le « quoi qu’il en coûte » de M. Macron semble déjà s’effacer devant les canons de l’orthodoxie budgétaire (...)

Un « retour à la normale », en fin de compte.