Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
La revue des medias
« La représentation médiatique porte à croire que le monde ouvrier n’existe plus »
Article mis en ligne le 1er mai 2020

En 2018, les ouvriers représentaient 4 % des personnes visibles à la télévision, contre 60 % pour les cadres. L’historienne Ludivine Bantigny, explique cette « invisibilisation » par un changement de discours politique et médiatique, alors que la classe ouvrière compte encore pour un quart de la population active en France.

Ludivine Bantigny : Des mesures précises proposées par le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) établissent que 4 % des personnes interviewées et/ou visibles à la télévision sont des ouvrières et des ouvriers et 60 % des cadres. Des mesures équivalentes n’existaient pas il y a 50 ans, mais la représentation n’était pas non plus très importante. Mais la différence, c’est que dans les années 1960, une partie des journalistes de l’ORTF avait le souci de montrer les ouvriers et de prendre le temps de les interroger. La sociologie de celles et ceux qui font la télévision a aussi changé.

Comment s’est déroulé ce processus ?

Ludivine Bantigny : La société a connu un tournant dans les années 1980, qui a eu des effets dans la représentation télévisuelle. C’est une période au cours de laquelle s’est imposée, au niveau médiatique et politique, l’idée qu’il fallait en finir avec les conflits sociaux, les classes sociales, la lutte des classes, en prétendant qu’elles avaient disparu. Il a été répété qu’il fallait accepter le capitalisme et qu’il n’y avait pas d’alternative. Une partie de la gauche gouvernementale s’est aussi convertie au néolibéralisme. Elle s’est mise à défendre l’esprit d’entreprise, comme si les entreprises étaient des entités non conflictuelles. Il y a eu tout un discours de la gauche gouvernementale sur le marché, supposément « ni de gauche ni de droite ».

« Il n’est pas question de la disparition du monde ouvrier, mais de sa non-représentation »

Ce processus s’est accompagné de délocalisations, de recours à la sous-traitance et, peu à peu, d’un chômage de masse. Selon l’Insee, il y avait 8 millions d’ouvrières et ouvriers en 1975, contre 5,5 millions aujourd’hui, soit un passage de 33 % de la population active à 24 % aujourd’hui. Cela reste notable : il n’est donc pas question de la disparition du monde ouvrier, mais de sa non-représentation. (...)

En oubliant le milieu ouvrier, ce discours hégémonique pense qu’il est possible, du point de vue sociologique, de faire disparaître ce monde. Il y a une dimension performative à penser que les mots auront une efficacité agissante. Le mot « ouvrier » sera ainsi transformé par des euphémismes : les femmes de ménage deviennent des « techniciennes de surface », les ouvriers deviennent des « opérateurs », les salariés deviennent des « collaborateurs »… En faisant disparaître les mots, on prétend aussi faire disparaître cette conflictualité. (...)

Ces ouvriers et ouvrières ne supportent pas ce vocabulaire, qui ne rend pas véritablement compte de leurs conditions de travail et parfois de la violence sociale qu’ils et elles subissent. La représentation médiatique porte ici à croire que, maintenant que tout est délocalisé, le monde ouvrier n’existe plus. C’est évidemment faux, une grande partie de la production est encore en France. La manière de parler des entreprises a changé, comme, par exemple, la façon de parler des réformes. « Réforme » est un mot abîmé : dans la tradition politique, la réforme améliore le sort des gens, leur bien-être individuel et collectif, alors qu’aujourd’hui, par les « réformes », on s’attaque au régime des retraites, à l’école, aux hôpitaux... Tout ce vocabulaire a aujourd’hui un sens qui n’a plus rien à voir avec sa signification historique. (...)

On retrouvait avant une vraie densité, une émotion incroyable. Les intervieweurs avaient la volonté de laisser parler, de garder les silences, avec une parole spontanée et populaire qui n’était pas faite de codes médiatiques. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Les formats sont plus courts, le montage plus rythmé, les silences ont disparu. Il y a aussi ces ouvrières et ouvriers qui arrivent par effraction sur les plateaux de télévision. Pour eux et pour elles, c’est le seul moyen de s’exprimer. (...)

Dans les années 2000 et 2010, avec la crise et les « plans de sauvegarde de l’emploi » —cela renvoie au vocabulaire dont nous parlions, car ce sont en réalité des plans de destruction d’emplois —, des luttes importantes ont eu lieu, avec des occupations d’usines pour éviter les fermetures. (...)

Ces femmes et ces hommes en lutte pour leurs emplois et leur dignité voulaient donner leur propre représentation, mais à la télévision, quand ces grèves étaient abordées, c’était pour parler de la violence. (...)

Cette représentation des mouvements sociaux est structurelle, toujours dénigrante et disqualifiante. De « Nuit debout » aux manifestations des « gilets jaunes », les scènes de violence sont représentées à la télévision, alors que ces images ne sont généralement pas représentatives du mouvement dans son ensemble. (...)

Le mouvement des « gilets jaunes » est aussi pour cette raison un moment très important : celles et ceux dont les médias ne parlaient pas ont pris la parole. (...)

Il faut surtout des changements structurels dans la société pour que les médias évoluent. Précisément, les luttes sociales changent les choses. Si certains médias s’interrogent sur les violences policières, c’est parce qu’elles sont liées à un mouvement social. C’est un écho à la prise de conscience que ce mouvement suscite. Je ne crois pas qu’il y ait de solutions miracles, comme pour les représentations de personnes victimes de discrimination raciste. Les médias promeuvent une présentatrice ou un présentateur noir, mais cela reste une politique au compte-goutte pour avoir bonne conscience, sans incidence sur la structure. Pour la modifier, il faut des changements profonds dans le corps social.

Le financement des médias doit aussi être remis en question. Quelques grands actionnaires polarisent le secteur médiatique. Même si l’indépendance des journalistes est défendue, elle n’est pas toujours garantie. Il faut soutenir les médias alternatifs et indépendants qui proposent une autre vision, le contre-champ de ce que diffusent les chaînes d’information en continu. (...)

Il faut surtout des changements structurels dans la société pour que les médias évoluent. Précisément, les luttes sociales changent les choses. Si certains médias s’interrogent sur les violences policières, c’est parce qu’elles sont liées à un mouvement social. C’est un écho à la prise de conscience que ce mouvement suscite. Je ne crois pas qu’il y ait de solutions miracles, comme pour les représentations de personnes victimes de discrimination raciste. Les médias promeuvent une présentatrice ou un présentateur noir, mais cela reste une politique au compte-goutte pour avoir bonne conscience, sans incidence sur la structure. Pour la modifier, il faut des changements profonds dans le corps social.

Le financement des médias doit aussi être remis en question. Quelques grands actionnaires polarisent le secteur médiatique. Même si l’indépendance des journalistes est défendue, elle n’est pas toujours garantie. Il faut soutenir les médias alternatifs et indépendants qui proposent une autre vision, le contre-champ de ce que diffusent les chaînes d’information en continu. (...)