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le monde diplomatique
Les Brésiliens aussi ont leur Bouygues
Article mis en ligne le 8 mai 2014
dernière modification le 1er mai 2014

En juin 2013, le mécontentement social conduisait les Brésiliens à manifester en masse dans les rues du pays. Parmi leurs cibles, les inégalités, des conditions de transport indignes, la corruption et... la multinationale Odebrecht : aux yeux de beaucoup, l’entreprise incarne les dérives d’un capitalisme de connivence.

Souvent décrit comme une société de construction-ingénierie, Odebrecht s’est depuis longtemps diversifié pour devenir le plus grand groupe industriel du Brésil. Energie (gaz, pétrole, nucléaire), eau, agro-industrie, immobilier, défense, transports, finance, assurances, services environnementaux ou encore pétrochimie : la liste de ses activités relève de l’inventaire à la Prévert. Néanmoins, si le brésilien est celui qui construit le plus de barrages dans le monde, avec onze chantiers menés de front en 2012, le secteur de la pétrochimie génère plus de 60 % de ses revenus. Braskem, le « bijou » qu’il partage avec le groupe pétrolier Petrobras, produit et exporte dans une soixantaine de pays des résines de plastique.

Le groupe — pardon !, « l’organisation », comme on est prié de le nommer — dispose désormais de sièges dans vingt-sept pays et emploie plus de deux cent cinquante mille personnes, dont quatre-vingt mille de façon indirecte. En dix ans, son chiffre d’affaires a été multiplié par six, passant de l’équivalent de 5 milliards d’euros en 2002 à 32,3 milliards dix ans plus tard. « Odebrecht est l’un des groupes brésiliens qui ont le plus spectaculairement grandi ces dix dernières années, pour devenir en quelque sorte la colonne vertébrale de l’économie nationale », résume João Augusto de Castro Neves, chargé de l’Amérique latine au centre d’analyses économiques Eurasia Group. (...)
L’organisation doit avoir une structure horizontale où les décisions et résultats, au lieu de descendre et de monter, fluent et refluent », écrit Norberto Odebrecht dans ses œuvres complètes, publiées sous le titre L’Education par le travail, et que chaque nouveau membre salarié a l’obligation de lire. Elevé par un pasteur luthérien, d’abord en allemand puis en portugais, Odebrecht s’éprend des valeurs morales de son éducation. « Le premier devoir de l’entrepreneur est de surveiller sa santé, en menant une vie simple, loin des plaisirs mondains et des vices », écrit ainsi le patriarche. Sa maxime favorite demeure : « La richesse morale est la base de la richesse matérielle. »

N’en déplaise à Norberto, dans le cas d’Odebrecht comme dans celui de la plupart des multinationales brésiliennes, d’autres facteurs ont au moins autant pesé que l’exemplarité spirituelle (...)

A l’ombre de l’Etat, l’entreprise est en mesure de socialiser le coût de son développement technologique : les contribuables paient plus cher pour des produits et des services que le pays refuse d’importer. Le résultat chahute les présupposés idéologiques de la Brookings Institution, un think tank libéral américain : « paradoxalement », le protectionnisme brésilien aurait « offert de solides fondations à la nouvelle génération d’entreprises privées, tournées vers l’extérieur et engagées dans la compétition mondialisée » (4).

Lorsque le « miracle » brésilien prend fin, au tournant des années 1980, les grands groupes vert et jaune disposent de suffisamment de technologies et de ressources pour conquérir le marché international. Pour Odebrecht, ce sera le Pérou et le Chili en 1979, l’Angola en 1980, le Portugal en 1988, puis les Etats-Unis en 1991, et enfin le Proche-Orient dans les années 2000 (...)

« Avec “Lula”, explique Pedro Henrique Pedreira Campos, chercheur en histoire sociale à l’Université fédérale de Rio, le capital privatisé au cours des années 1990 va retourner dans le giron public. » Mais sans être nationalisé. Comment ? « A travers la Banque nationale de développement économique et social [BNDES], Petrobras et les grandes caisses de retraite des fonctionnaires (5), l’Etat brésilien est aujourd’hui présent dans cent dix-neuf groupes, contre trente en 1996. » Ainsi le groupe Odebrecht peut-il compter sur les deniers du fonds de garantie FI-FGTS — qui indemnise les chômeurs brésiliens et détient 27 % d’Odebrecht Ambiental ainsi que 30 % d’Odebrecht Transport — ou sur ceux de la BNDES, qui, depuis 2009, contrôle 30 % d’Odebrecht Agroindustrial. Enfin, Petrobras est actionnaire à hauteur de 38 % de Braskem. La stratégie du gouvernement brésilien ? Promouvoir des « champions » susceptibles de se montrer compétitifs sur la scène internationale (...)

Odebrecht a été chargé de construire les principaux stades où se joueront les matchs de la Coupe du monde de football en 2014 (Rio de Janeiro, São Paulo, Recife et Salvador), et s’est vu confier les grands chantiers des Jeux olympiques de 2016, à Rio : le complexe olympique, la nouvelle ligne de métro, l’urbanisation du port.

En juin 2013, les manifestants descendus dans les rues du pays s’en sont directement pris à Odebrecht. Avant que la justice ne leur emboîte le pas : le ministère public vient en effet de lancer une action civile contre le Complexo Maracanã Entretenimento SA (détenu à 90 % par Odebrecht) pour l’obtention de la concession du célèbre stade durant une période de trente-cinq ans. Pourtant, l’Etat avait déjà engagé beaucoup d’argent dans les travaux…

De là à parler de favoritisme, il n’y a qu’un pas, que de nombreux analystes n’hésitent pas à franchir. (...)

Etant donné la dimension des grandes sociétés, dont le chiffre d’affaires dépasse souvent de loin le PIB [produit intérieur brut] de certaines nations, ce ne sont plus les pays qui disposent d’entreprises, mais les entreprises qui disposent de pays, estimait M. Marcio Pochmann en 2010, alors qu’il dirigeait l’Institut de recherche économique appliquée (IPEA). (...)