
De l’Ukraine à l’Afrique de l’Ouest, le drone est une composante clef de la guerre étendue. Entre puissances rivales et nouveaux acteurs régionaux, Anthony Guyon cherche à cerner les paramètres de ce nouveau front, pour préciser ses usages et dissiper les fantasmes et les malentendus qu’il peut susciter. Une étude clef par un des meilleurs spécialistes d’histoire militaire en Afrique de l’Ouest.
L’emploi de drones militaires, et civils, concourt au champ vertical de la puissance. Pensé et défini par Lisa Parks, le champ vertical de la puissance embrasse, selon elle, le spectre électromagnétique, l’air et les différentes orbites de la Terre1. Au-delà de cette dimension spatiale, Lisa Parks consolide la profondeur conceptuelle de l’expression par la prise en compte des ressources physiques nécessaires tels le travail, les matériaux, les données ou encore les réseaux et le besoin de s’interroger sur les hiérarchies établies par leur contrôle. Si depuis près de deux ans, la simple évocation des drones ou de l’acronyme UAV (Unmanned Aerial Vehicle) renvoie systématiquement au front ukrainien — en partie à juste titre —, les clefs de lecture établies à partir de l’observation de l’usage des drones entre Moscou et Kiev, souvent de grande qualité2, ne peuvent toutefois pas être étendues à d’autres espaces sans une solide contextualisation.
Amorcer le champ vertical de la puissance dans un contexte d’ingérence et de light footprint
La majorité des drones employés en Afrique le sont par des puissances extérieures s’assurant ainsi la primauté des informations recueillies sur des territoires qui ne sont pas les leurs. Pionnier dans le domaine des drones depuis au moins les années 2000, le Pentagone a réfléchi sous Barack Obama à expérimenter en certains territoires africains l’empreinte légère (light footprint), qui consiste à privilégier les partenariats et la surveillance, pour mettre en place des formes d’intervention discrète tout en formant les armées alliées3. En outre, parmi les quatre objectifs fixés par la Maison Blanche en 2022 pour l’Afrique, le contre-terrorisme occupe une place essentielle et il s’agit, dans le cadre du light footprint, de partager avec les alliés régionaux une partie des informations nécessaires à cette lutte collective. Les drones jouent donc, en complément du travail de renseignement, un rôle substantiel qu’il convient toutefois de ne pas surévaluer. (...)
De son côté, la France a également recours aux drones, dont l’importance est soulignée dans un rapport sénatorial de 2017 : « Les drones sont aujourd’hui au cœur de tous les dispositifs opérationnels de la France dans la lutte contre les groupes armés terroristes sur l’ensemble de la bande sahélo-saharienne. Ils ont vocation à occuper une place centrale dans toutes les opérations extérieures menées en territoire permissif (...)
La méfiance de plus en plus systématique vis-à-vis de la France laisse le champ libre à d’autres puissances pour s’implanter, ou renforcer leur assise, dans la région, au premier rang desquelles la Turquie. (...)
Profitant de la dégradation de l’image de la France dans la région, la Turquie aspire à s’y implanter de manière durable, notamment par la vente de drones. (...)
Côté africain, le fait d’acheter turc constitue un message diplomatique fort à l’heure où tout lien avec la France, les États-Unis et la Russie est perçu comme une forme d’ingérence. Chacun y trouve donc son intérêt : Ankara d’abord, puis une partie des pays africains pour qui l’arrivée d’un nouvel acteur renforce la concurrence entre les puissances étrangères.
États-Unis, France, Turquie : les pays africains semblent ainsi condamnés à subir au pire une rémanence d’ingérence, au mieux une forme de light footprint dans leur tentative de s’approprier le champ vertical de la puissance, et ce, de manière d’autant plus préjudiciable que les pays fournisseurs procèdent à une sélection des informations collectées. C’est aussi un moyen pour les pays occidentaux de disposer d’informations, potentiellement précieuses, sur des opérations de maintien de l’ordre menées par les armées nationales (...)
Les usages militaires du drone en Afrique de l’Ouest : conflits d’acteurs, détournements et perspectives d’évolution
L’implication de pays extérieurs au continent, qui servent d’abord leurs intérêts, pose la problématique de l’acquisition de cette arme par les pays africains eux-mêmes, voire le développement d’une industrie nationale du drone, à l’image des initiatives du Nigeria. Faute de moyens, certains pays cherchent le partenaire le plus avantageux comme le Niger qui renforce ses liens avec la Turquie (...)
Par leur polyvalence, les drones ont l’avantage de pouvoir remplir un large spectre de missions puisque le drone militaire n’est pas forcément armé et peut réaliser plusieurs tâches dont le tir certes mais aussi le repérage de cibles et la surveillance, tâches essentielles pour suivre les réseaux djihadistes et criminels. (...)
Il en résulte une augmentation significative du nombre de drones dans la région dont profitent les terroristes eux-mêmes : al-Shaabab en Somalie, Boko Haram au Nigeria, puis Ansar al Sunna au Mozambique y ont déjà eu recours. La résolution 2617 du Conseil de sécurité de l’ONU, adoptée le 30 décembre 2020, explique d’ailleurs que l’augmentation du nombre de drones facilite leur détournement par des terroristes pour éventuellement mener des attaques contre des infrastructures gouvernementales, des lieux publics, ou plus simplement pour espionner l’adversaire tel Boko Haram qui surveille ainsi une partie des déplacements de l’armée nigériane. La communication entre ces groupes et l’augmentation du marché des drones ouvrent davantage d’opportunités pour en acquérir à des fins terroristes.
Au-delà des limites matérielles et des travers liés à la multiplication de ces engins, on constate enfin une lacune dans l’appréhension du drone, caricaturé comme un objet n’impliquant aucune présence humaine et qui permettrait d’éliminer tout ennemi sans la moindre prise de risque. Leur logistique est souvent mal comprise comme l’illustre l’exécution d’Ayman al-Zawahiri. S’il a bien été bien été tué, le 31 juillet 2022, par deux missiles Hellfire R9X tirés depuis un drone, il s’agit seulement de la partie émergée d’une longue traque de deux décennies et c’est la CIA qui l’a repéré à Kaboul, après le retour des talibans. Une maquette de sa résidence, où il vivait avec sa famille, a été reproduite. Les services de renseignement ont identifié son habitude à s’isoler sur son balcon pour lire son journal et c’est à ce moment précis qu’il a pu être tué. Cet exemple confirme la domination des États-Unis dans le secteur des drones mais une hégémonie qui va de pair avec des services de renseignement efficaces et l’ensemble des moyens déployés pour rester la première armée du monde. Au fond, l’usage du drone militaire ne peut s’inscrire que dans un vaste ensemble de services de renseignement dont le développement dans les pays africains serait la condition sine qua non pour ne plus dépendre des services de renseignement français ou américain. (...)