
La violence sexuelle est une stratégie militaire délibérée dans la guerre du Tigray, accompagnée d’un récit construit pour justifier le viol comme arme de guerre. Pour les auteurs des viols, il s’agit de « ne pas donner naissance à des woyane » (terme générique pour la résistance tigrayenne). Mais un leadership féministe a émergé, à la fois au Tigray et dans la diaspora. Une nouvelle génération de femmes courageuses qui donne de l’espoir pour l’avenir et pour la reconstruction du Tigray.
Il y a six ans, le monde a été choqué par les violences sexuelles commises contre les femmes yézidies par des membres de l’État islamique d’Irak et du Levant.
Le sort des femmes tigrayennes en 2021 n’est en aucun cas moindre
: la correspondante d’AP Cara Anna a dépouillé les horreurs de la violence sexuelle au Tigray sur CBS News. Des médias tels que Aljazeera et Reuters viennent avec des détails horrifiants sur l’esclavage sexuel au Tigray. La femme d’état néo-zélandaise Helen Clark argumente : « Le monde en sait assez pour dire que des crimes de guerre seproduisentau Tigray. Nous devrions rapidement pouvoir mener des enquêtes complètes et approfondies pour agir afin de mettre un terme au viol en tant qu’arme de guerre. Nous ne devrions pas avoir à compter les tombes des enfants avant d’agir pour mettre fin aux crimes de famine. La Croix Rouge internationale a également condamné avec la plus grande fermeté cette horrible violence sexuelle. (...)
À la suite des atrocités commises au Tigray, de nombreux jeunes ruraux ont fui vers les montagnes pour rejoindre la guérilla des Forces de Défense du Tigray (Tigray Defence Forces - TDF) ; René Lefort mentionne que cette mise en place d’une armée de guérilla a permis d’inverser la quasi-défaite des forces du Tigray survenue en novembre-décembre 2020 dans une guerre conventionnelle. Les recrues des TDF ne sont autres que des jeunes hommes (principalement ruraux), mais aussi de nombreuses jeunes femmes qui estiment qu’aucune autre option ne leur est laissée, compte tenu des campagnes systématiques de viol menées par les armées éthiopienne et érythréenne. Il y a cette vidéo sur twitter d’une pauvre fille de onze ans (https://twitter.com/617_kb/status/1400860356235468803), venue dans les montagnes en espérant être acceptée comme combattante afin de pouvoir se défendre. (...)
Nous considérons que la violence sexuelle est une stratégie militaire délibérée dans la guerre du Tigray. Les victimes disent que les paroles des auteurs concernent en grande majorité, sinon exclusivement, sur « ne pas donner naissance à des woyane » (un terme générique pour la résistance tigrayenne), « les imprégner de sang amhara », etc. Il ne s’agit pas d’un désir sexuel incontrôlé que l’on pourrait attendre (et non justifier) de la part de soldats. Les victimes n’ont jamais signalé des soldats qui auraient dit quel que chose du genre « Je suis sans femme depuis si longtemps ». Lorsque les aînés parviennent à soulever ces problèmes avec les commandants, la réponse est souvent : « Vous avez de la chance que nous ne fassions pas tout ce qu’ils nous ont dit de faire ».
Nous avons retrouvé trois courtes vidéos, chacune contenant une partie du récit qui a été construit pour justifier le viol comme arme de guerre.
Par souci de démonstration publique d’une attitude correcte, un général éthiopien a tenu un discours à Mekelle (diffusé début janvier 2021 par la société éthiopienne de radiodiffusion EBC), faisant quelques remarques sur la « culture du viol » parmi ses soldats. Cela ressemble à un « raté » que cette vidéo ait été diffusée par EBC ; aucune autre attention n’a été accordée à cela dans les médias éthiopiens.
Cette culture du viol est cependant directement inspirée par le Premier ministre Abiy Ahmed ; son attitude à l’égard des femmes tigrayennes ressort de deux discours au parlement éthiopien, en Amharique, la langue de groupe ethnique dominant - un tel discours est généralement donné en Amharique, pas en Anglais car sinon il pourrait trop facilement être repris par les médias internationaux.
En mars 2021, Abiy déclarait : « Les femmes du Tigray ? Ces femmes n’ont été pénétrées que par des hommes, alors que nos soldats ont été pénétrés par des couteaux », faisant allusion aux soldats éthiopiens tombés pendant la guerre contre le Tigray (...)
En janvier 2019, une justification anticipée de cette campagne de viol avait déjà été faite par Abiy Ahmed. Dans ce discours, il a dit, à partir de la minute 35:45 : « Cela n’a pas été étudié [mais c’est évident], lors les guerres dans le Tigray, depuis la bataille d’Adwa à l’époque de Menelik, beaucoup de gens du centre de l’Éthiopie – des Oromos, des Amharas y sont allés ; et plus tard pendant les 30 ans de la guerre avec l’Érythrée ; et récemment, au cours des 20 dernières années, il y avait une forte présence de soldats [au Tigray]. Ensuite, si vous vous demandez quelle est la proportion d’Oromo dans le Tigray, laissez à l’ADN le soin de le découvrir. [Hilarité dans l’audience]. Ceux qui sont allés là-bas, à Adwa, pour se battre à l’époque de Menelik, ils ne sont pas simplement allés et sont revenus. Chacun d’eux avait environ 10 enfants. » [Rires bruyants du public et applaudissements]. Nous citons ici un Premier ministre, qui parle de l’une des neuf régions de son pays. Imaginez que le Premier ministre français parle de la Bretagne en ces termes. (...)
En présentant le viol comme un acte justifiable en représailles à une attaque armée contre des soldats (exemple 1) et en normalisant le viol comme faisant partie intégrante des conflits au Tigray (exemple 2), Abiy Ahmed a fourni aux soldats deux récits différents pour justifier les viols au Tigray. En tant que tel, il a donné à deux reprises le feu vert aux soldats pour utiliser le viol comme une arme dans la guerre du Tigray.
Ce qui est vraiment honteux pour les Éthiopiens, c’est que cela vienne de la bouche d’une personne qui faisait partie d’une armée qui, par exemple, a été l’une des meilleures de l’ONU. Alors que d’autres forces ont été accusées d’exploitation sexuelle, à notre connaissance, il n’y a jamais eu d’accusation contre les responsables éthiopiens de l’ONU. Abiy Ahmed déshonore sa propre armée en leur faisant des promesses voilées de nature sexuelle lors de l’aventure militaire au Tigray. (...)
Nous avons vu les discours du premier ministre et les applaudissements au parlement. On signale aussi un manque honteux d’empathie ou pire encore, de la part des femmes ailleurs en Éthiopie. À Addis-Abeba, des événements sur les droits des femmes ont lieu, mais quand cela devient spécifique, sur le viol au Tigray, il y a un silence assourdissant de presque toutes les femmes, dirigeantes, féministes ou non, à part un peu de bruit et rien depuis, il y a des mois, de la part de la présidente et de la ministre des Affaires féminines. (...)
plus triste est la façon dont les femmes en Éthiopie, les universitaires et d’autres sont silencieuses. Les seules courageuses sont les femmes du Tigray et celles de la diaspora. Cela indique comment le langage d’Abiy sert également à faire taire toutes les femmes éthiopiennes. Le message est le suivant : « Ne faites pas preuve de compassion, ne parlez pas de droits, ce n’est pas le moment. » Lors de ses discours de violeur, les vidéos montrent assez bien de femmes dans l’assemblée – aucune d’entre elles ne réagit !
Version tigrayenne du pouvoir féminin
Le langage désobligeant d’Abiy contre les femmes tigrayennes, son « discours de rue » a contribué à alimenter le type de violence qui est exercée sur la population du Tigray dans son ensemble et sur les femmes en particulier. Heureusement, cela a conduit à une conscientisation rapide des filles et des femmes du Tigray. Il vaut la peine d’écouter deux jeunes filles qui ont fui la guerre et les massacres. Écoutez leurs souffrances, mais aussi leur sagesse : l’une a été interviewée par la BBC, et raconte sa fuite vers le Soudan, l’autre, sur Channel 4, raconte sa fuite de 200 kilomètres toute seule parce que sa grand-mère ne pouvait pas marcher sur de telles distances.
Un leadership féministe a émergé, à la fois au Tigray et dans la diaspora. (...)
Ces femmes représentent la nouvelle génération. Nous espérons qu’elles seront fortes dans ces conditions difficiles, pour elles-mêmes, leur famille et leur communauté ! Ces filles et ces femmes intelligentes, éduquées et courageuses nous donnent de l’espoir pour l’avenir et pour la reconstruction du Tigray.