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AfriqueXXI/Damilare Adenola, avocat nigérian
Au Nigeria, le système carcéral hérité du colonisateur criminalise la pauvreté
#Nigeria #Ghana #justice #prisons #inegalites
Article mis en ligne le 23 juin 2025
dernière modification le 21 juin 2025

Dans « Prisons et passé colonial », nous explorons les liens encore vivaces entre les réalités pénitentiaires sur le continent africain et la colonisation. Au Nigeria, le système pénal n’a pratiquement pas été réformé depuis l’indépendance : il continue de punir les pauvres et d’opprimer les voix discordantes, tandis que les puissants restent libres. En conséquence, des dizaines de milliers de personnes croupissent actuellement sans jugement dans des conditions inhumaines.

Jamiu Adedokun, un apprenti tailleur de 17 ans travaillant dans le quartier d’Oshodi, à Lagos, vient d’un foyer modeste et ne peut pas assurer les frais de transport quotidiens. Il parcourt 10 kilomètres chaque jour pour se rendre à son travail et en revenir. Lors d’une triste nuit d’octobre 2024, Jamiu a été arrêté par une brigade de la police connue pour faire du chiffre avec des rafles de personnes innocentes. Il a ensuite été poursuivi pour trouble à l’ordre public devant un tribunal de première instance, à Oshodi.

Pendant des mois, la famille de Jamiu ignorait où il se trouvait. Il a dépéri dans la Prison de sécurité maximum de Kirikiri, à l’ouest de Lagos, sans procès, jusqu’à ce que l’aide juridictionnelle du mouvement Take It Back, que je codirige, intervienne et obtienne sa libération. L’histoire de Jamiu illustre comment le système pénal nigérian cible de manière disproportionnée les pauvres, criminalisant la pauvreté au lieu de s’attaquer aux véritables crimes.

Je me sens personnellement concerné par l’épreuve vécue par Jamiu. Le 1er janvier 2021, j’ai été incarcéré avec d’autres activistes, dont le militant Omoyele Sowore (fondateur de Sahara Reporters et de l’African Action Congress) et du journaliste Juwon Sanyaolu, après avoir participé à une manifestation pacifique pour la bonne gouvernance. Nous avons été poursuivis pour « trouble à l’ordre public » et détenus à la prison de Kuje, près d’Abuja, dans des conditions inhumaines. J’ai souffert d’une déchirure de la lèvre supérieure et j’ai perdu du sang et de la chair suite aux violences de la police avant d’être transféré à l’« Abattoir », un centre de détention connu, lié à l’Escouade spéciale de lutte contre les vols (SARS).

Pendant onze jours, j’ai enduré la puanteur et la misère de cellules sordides, y compris la cellule du couloir de la mort, et j’ai été le témoin privilégié des échecs d’un système qui garde enfermés et sans espoir les pauvres. (...)

Le système pénal du Nigeria n’a pas été conçu pour protéger les pauvres ; il a été construit par les colonisateurs pour maintenir l’ordre. Les premières forces de police ont été créées en 1863 pour réprimer la contestation, protéger les intérêts coloniaux et criminaliser la résistance. Après l’indépendance, en 1960, au lieu de démanteler cet appareil de répression, les gouvernements successifs l’ont conservé et même renforcé, veillant à ce que l’application de la loi reste un instrument de répression plutôt que de justice.

Un exemple flagrant de cette injustice fut l’exécution de l’écrivain et défenseur des droits humains Ken Saro-Wiwa et des « Neuf Ogonis », le 10 novembre 1995. Leur procès, instruit sous le régime militaire de Sani Abacha (1993-1998), a été largement dénoncé pour ses irrégularités, ses témoins soudoyés et un verdict connu d’avance. L’affaire a démontré comment le système de justice pénale pouvait être utilisé comme une arme pour éliminer les opposants et servir de bouclier aux puissants. Aujourd’hui, des abus similaires persistent contre des prisonniers politiques, des activistes et des citoyens ordinaires.

Une pratique généralisée de la détention préventive (...)

À moins que le Nigeria ne démantèle cette structure d’oppression reçue en héritage et ne la remplace par un système judiciaire qui privilégie l’équité et les droits humains, le cycle de l’impunité continuera. Le système actuel ne se contente pas de laisser tomber les pauvres : il les punit activement en raison de leur pauvreté, s’assurant que la justice reste hors de portée de ceux qui en ont le plus besoin.

Des moyens insuffisants pour moderniser les prisons (...)

Depuis le retour du Nigeria à la démocratie électorale, en 1999, des réformes judiciaires ont été entreprises pour améliorer la protection des droits humains, telles que l’adoption de la loi sur l’administration de la justice pénale (ACJA), en 2015. Cette loi visait à garantir des procès plus rapides et à diminuer le nombre de personnes en détention préventive. Cependant, son impact a été inégal en raison d’une mauvaise mise en œuvre, de la corruption et d’un sous-financement chronique du système judiciaire.

Bien qu’il existe désormais une société civile plus active et un cadre juridique qui garantit théoriquement les droits humains, le système pénal reste fortement tourné contre les pauvres. (...)

Pour beaucoup de personnes en attente de procès, l’incapacité de payer un avocat constitue un obstacle majeur de l’accès à la justice. Les pauvres sont livrés à eux-mêmes dans le système judiciaire, souvent sans connaître leurs droits ni les moyens de contester leur détention. La Constitution du Nigeria prévoit une aide juridictionnelle gratuite, mais le Conseil de l’aide juridictionnelle du Nigeria est gravement sous-financé et débordé.
La justice, un privilège pour les riches (...)

Un système utilisé pour faire taire l’opposition

Cette commercialisation de la justice a créé un système à deux vitesses, dans lequel les riches peuvent acheter leur liberté tandis que les pauvres languissent en prison pendant des années sans procès. Le système pénal est devenu un outil contre les pauvres et les marginaux. Amnesty International a rapporté qu’à la suite des manifestations contre la vie chère d’août 2024, plus de 1 000 personnes avaient été arrêtées à travers le Nigeria, dont beaucoup restent en détention sans procès. Certaines y ont même perdu la vie suite aux mauvais traitements et aux conditions de détention. (...)

Le Ghana a fait des progrès significatifs dans la diminution de sa population de détenus en attente de procès au cours de la dernière décennie. En 2015, le pays comptait 2 423 prisonniers en attente de procès, mais en 2024 ce nombre avait chuté à 1 666. Cette baisse soutenue reflète les efforts d’un système judiciaire qui, bien qu’imparfait, s’est attaqué à la détention prolongée. Avec une population carcérale totale de 14 991 personnes en 2024, le pourcentage de prisonniers en détention provisoire au Ghana est nettement inférieur à celui du Nigeria, preuve de l’engagement d’Accra à réduire l’incarcération préventive excessive.

À l’inverse, la crise de la détention sans jugement au Nigeria s’est aggravée au fil du temps. (...)

Plus de 50 000 détenus attendent un procès (...)