
Avant même l’instauration de droits douaniers, les groupes du CAC 40 ont déjà mesuré au premier semestre les effets du désordre économique mondial provoqué par Trump. Leurs résultats sont en baisse de plus de 30 %. Mais des signaux plus inquiétants émergent de leurs comptes : les classes moyennes décrochent partout.
Ils ont décidé de faire profil bas et surtout d’éviter toute rhétorique agressive. D’une présentation à l’autre, tous les groupes du CAC 40 empruntent les mêmes expressions pour tenter de définir ce premier semestre 2025 hors norme. « Incertitude », « volatilité », « instabilité » reviennent en boucle dans leurs propos.
Ces six premiers mois leur ont donné un avant-goût du désordre économique mondial impulsé par Donald Trump depuis son retour à la Maison-Blanche. Tous les cadres auxquels ils étaient habitués depuis plus de trente ans ont été bousculés. La mondialisation sur laquelle ils ont tant parié se démaille sous leurs yeux. Les flux commerciaux mondiaux s’étiolent. L’économie mondiale patine. Entraînée par le ralentissement de la Chine, l’Asie freine. L’Europe, elle, s’enfonce dans la stagnation.
Avant même que les droits de douane américains aient été officiellement institués, certains groupes, notamment ceux qui ont des entités au Mexique et au Canada frappés dès le mois de mars, ont pu commencer à mesurer leurs effets délétères. L’addition se chiffre déjà en dizaines voire en centaines de millions d’euros. (...)
Le flou entourant nombre de secteurs notamment l’automobile, l’acier, les vins et spiritueux, les déclarations intempestives quotidiennes de Donald Trump où l’arbitraire le dispute à l’irrationnel font craindre le pire. La fin de 2025 risque d’être comme le début. Aussi imprévisible. (...)
Plus de 30 % de baisses des résultats
Les traces de ce chaos commercial mondial se lisent dans les chiffres des entreprises du CAC 40, pourtant moins sensibles que d’autres à la conjoncture hexagonale où les faillites et plans sociaux s’accumulent depuis six mois. (...)
Il n’y a que le secteur de la défense – Airbus, Safran, Thales – et celui des équipements électriques – Schneider Electric, Legrand – qui font exception. Les premiers commencent à engranger les commandes des programmes de réarmement dans toute l’Europe et au-delà, avec des dizaines de milliards à la clé. Les seconds surfent sur l’engouement de l’intelligence artificielle, des data centers, et des besoins d’infrastructures énergétiques.
Quelques-uns bénéficient de circonstances exceptionnelles. La finalisation de la vente de sa filiale Opella (qui fabrique le Doliprane) à un fonds d’investissement britannique permet ainsi à Sanofi d’augmenter son résultat de 2,5 milliards d’euros pour le porter à 5,8 milliards.
Pour tous les autres, c’est une période à oublier : leurs résultats ont été souvent stagnants. Quatorze d’entre eux affichent des profits en baisse, parfois importante. Cinq groupes – Renault, Stellantis, Carrefour, Orange et STMicroelectronics – sont même en perte, à la suite de programmes de restructuration et de redéfinition stratégique. Les dirigeants qui en sont à l’origine n’en sont jamais comptables, mais ces programmes se paient pourtant en milliards.
Des marges qui restent sans précédent
Le revers subi par les entreprises du CAC 40 est toutefois à relativiser. Les résultats de ce premier semestre 2025 se comparent à ceux des six premiers mois de 2024 qui, à bien des égards, avaient été exceptionnels : jamais les entreprises du CAC 40 n’avaient gagné autant d’argent en six mois. Surtout, même si leurs résultats sont en baisse, ces groupes continuent de gagner des fortunes, pour la plupart d’entre eux. Ils affichent des marges opérationnelles sans précédent : 11 % pour Michelin, 12 % pour Saint-Gobain, 13,2 % chez Danone, 21 % pour L’Oréal et Legrand.
Pourtant, nombre de facteurs, au-delà des droits douaniers, se sont additionnés pour peser sur leurs activités. Le premier a été monétaire. Aux désordres commerciaux est venu s’ajouter le chahut des devises. À commencer par le dollar. Depuis le début de l’année, la monnaie américaine, référence pour tout le commerce international, n’a cessé de se déprécier, perdant plus de 11 % de sa valeur face à l’euro en six mois.
Une aubaine pour Donald Trump qui entend avoir un dollar le plus bas possible pour renforcer les positions commerciales et économiques des États-Unis. Mais d’autres monnaies comme le réal brésilien, le peso argentin, ont aussi chuté lourdement. Selon leur exposition internationale, les effets de change se traduisent par des baisses de 3 à 8 % dans les résultats opérationnels des groupes du CAC 40.
Si les prix du pétrole et du gaz ont lourdement chuté – TotalEnergies en a enregistré le contrecoup avec une baisse de 31 % de son résultat net –, les cours d’autres matières premières ont augmenté parfois fortement. Des groupes – Michelin, Saint-Gobain, Schneider Electric – reconnaissent toutefois avoir pu faire passer ces nouvelles hausses, sans rencontrer de difficultés. (...)
L’automobile, symbole du malaise des classes moyennes
Espèrent-ils pouvoir poursuivre cette stratégie de préservation des marges en répercutant les droits de douane qui leur sont imposés dans leurs prix de vente ? Certains en caressent l’idée, assurément.
Mais est-ce vraiment possible ? Le ralentissement de l’économie mondiale, les difficultés de la Chine, les tensions des échanges avec les États-Unis mettent au jour des signaux faibles que la mondialisation de leurs activités, la compensation d’une zone géographique par une autre permettaient de masquer jusqu’à présent. Et ces signaux faibles sont de plus en plus inquiétants : partout, les classes moyennes, moteur de la demande mondiale, reculent.
Toutes ressentent de plus en plus lourdement le creusement des inégalités, la stagnation économique qui les touche. Le malaise profond, qui les concerne et a déjà trouvé sa traduction politique dans nombre de pays, se mesure de plus en plus dans les chiffres : leur pouvoir d’achat, lourdement affaibli par l’inflation de ces dernières années, ne suit plus. Des pans entiers de l’économie sont concernés.
Le cas le plus flagrant est celui de l’automobile. (...)
En s’engageant dans l’électrique, tous ont opté pour les modèles les plus lourds, les grosses berlines ou SUV, qui sont les plus rentables pour eux. Dotés d’équipements électroniques de plus en plus sophistiqués, dont beaucoup doutent de la pertinence, ces véhicules sont chers à l’achat, et tout aussi chers à entretenir et à réparer.
Après avoir conquis une clientèle aisée, d’autant plus facilement que les États ont largement subventionné les véhicules électriques à leur démarrage, les constructeurs n’arrivent plus à toucher de nouveaux clients : à 15 000, 20 000 voire 25 000 euros, la voiture, bien qu’indispensable pour une large majorité de la population, est devenue un produit de luxe auquel nombre de ménages ne parviennent plus à avoir accès.
Un signe d’ailleurs ne trompe pas : les crédits pour les leasings automobiles ne cessent de grimper (...)
Après avoir été exclues du marché immobilier, en raison des prix de logements inaccessibles, les classes moyennes se trouvent réduites à devenir locataires de leur voiture.
La crise du modèle des groupes de luxe
Une deuxième illustration de ce malaise des classes moyennes se retrouve dans les performances de nos « champions nationaux » du luxe. Pour LVMH comme pour Kering, cela a été un début d’année noire (...)
Alors que les classes moyennes dans le monde entier encaissent une baisse importante de leur niveau de vie, elles doivent arbitrer et renoncent aux achats superflus. Les produits vendus par ces groupes, qui relèvent de l’univers du mass market mais sont vendus à des prix d’or parce qu’ils sont siglés, figurent en tête de liste. À un moindre degré, des groupes comme Nike rencontrent les mêmes difficultés.
Les vrais produits de luxe, destinés aux 1 % voire 0,1 % des grandes fortunes mondiales, eux ne connaissent pas la crise. (...)
La consommation au ralenti
Ce malaise des classes moyennes se lit dans tous les autres groupes en lien direct avec les consommateurs finaux. Danone a vu son résultat (1 milliard d’euros) diminuer de 14 %, notamment en raison de la baisse de la vente de ses eaux minérales. Le mouvement ne concerne pas seulement la France, où le secteur connaît une crise de confiance majeure depuis le scandale de Nestlé Waters. Il est mondial : l’achat d’eau minérale est considéré comme une dépense superflue en temps d’économie. (...)
Il n’y a que quelques groupes qui résistent à ce laminage. Mais ils bénéficient de rentes protégées qui les mettent à l’abri des aléas. Fort de ses contrats en béton, Vinci continue de prospérer sur la rente des concessions autoroutières. (...)
Ces temps incertains ont tout pour inciter à la prudence. C’est en tout cas ce que font les ménages, érigés en référence par tous les économistes libéraux pour la gestion de l’économie publique. Inquiets de l’avenir, effrayés par les discours anxiogènes sur les retraites, ils épargnent dès qu’ils le peuvent. Axa, BNP Paribas, le Crédit agricole ont enregistré une hausse importante (entre 5 et 7 %) des revenus tirés des produits d’épargne et notamment de l’assurance-vie au premier semestre.
Les groupes du CAC 40 ont choisi une tout autre voie : ils continuent de dépenser sans compter. Non pas pour investir ou innover. À de rares exceptions près comme Air Liquide ou Schneider Electric, ceux-ci suivent la tendance générale des entreprises dans les économies développées : ils réduisent au maximum leurs investissements productifs, comme s’en alarme l’OCDE.
La transition écologique et l’élaboration d’une économie décarbonée ont quasiment disparu des préoccupations du CAC 40. Le retour en arrière est même réel. (...)
Sclérose intellectuelle
La vraie priorité de dépense pour les groupes du CAC 40, c’est « la juste rémunération des actionnaires ». Prompts à parler « de la nécessaire adaptation darwinienne », dès qu’il s’agit de l’État ou de la société, les dirigeants de ces groupes donnent l’impression d’une sclérose intellectuelle quand ils sont concernés. Bien que l’ordre économique mondial donne tous les signes d’extinction, ils semblent ne pas pouvoir imaginer autre chose. Le modèle du capitalisme financiarisé qu’ils connaissent et défendent depuis trente ans leur semble indépassable. (...)
À poursuivre cette trajectoire, les dirigeants du CAC 40 risquent de se trouver confrontés à une question existentielle : leurs groupes peuvent-ils prospérer dans une économie qui ne repose que sur la pointe d’une pyramide de 10 % ou moins de la population, qui accumule fortune et pouvoir, tandis que le reste est condamné à des moyens de subsistance de plus en plus réduits ? L’histoire apporte des réponses à cette question : c’est intenable.