
Les pratiques vestimentaires nous font percevoir combien la société dans laquelle nous vivons nous modèle, jusque dans nos goûts et dégoûts, selon la classe et le genre.
Les vêtements sont des objets particuliers : on les manipule chaque jour (pour les porter, les laver, les acheter…), on y voit une manière d’exprimer nos goûts, notre personnalité. Que l’on ait un rapport enthousiaste, angoissé ou indifférent à nos tenues, cet objet si quotidien peut sembler déconnecté des grands enjeux de société et indigne d’une analyse scientifique.
Pourtant, c’est précisément parce qu’il fait partie du quotidien de nos pratiques et de nos représentations que le vêtement est si intéressant. D’une part, parce qu’il peut nous faire percevoir combien la société dans laquelle on vit nous modèle, y compris dans des actes apparemment anodins. D’autre part, parce que les vêtements ont fait produire aux sciences sociales des analyses pluridimensionnelles, voire intersectionnelles, qui sont encore aujourd’hui particulièrement pertinentes. C’est dans cet esprit que nous proposons une grille d’analyse des « habits du social ». Pour ce faire, cette introduction retrace le fil d’une approche en sciences sociales des vêtements et des pratiques vestimentaires distincte d’une sociologie de la mode [1], qui porte le regard principalement sur sa création, les manières légitimes de la porter ou ses significations symboliques, mais aussi d’une sociologie du corps, qui peut négliger le vêtement et l’écarter comme un voile superficiel. On pourrait avancer que la tradition de recherche sur les vêtements et les pratiques vestimentaires dans laquelle nous nous inscrivons a été parfois occultée par les approches de la mode et du corps, qui ont davantage prospéré. Dans Les Habits du social, nous entendons au contraire mettre en lumière ses multiples apports. (...)
Ainsi, étudier les vêtements permet d’abord de montrer que la position sociale a un effet sur nos pratiques qui dépasse la simple contrainte matérielle et tient aussi au modelage de nos goûts et nos dégoûts. En cela, cette approche des vêtements noue les fils du matériel et du symbolique (par exemple de la contrainte économique et des goûts), mais aussi ceux des déterminismes sociaux et de l’expression de soi : on s’exprime par les vêtements, mais cette expression est elle-même déterminée par la position sociale. En témoigne l’importance de la « respectabilité » que les vêtements sont chargés d’établir. Ensuite, les vêtements ont fait l’objet d’un traitement « intersectionnel » avant l’heure : c’est l’un des rares objets de la sociologie pour lesquels une perspective sexuée a été intégrée dès l’origine, ce qui rend ces analyses largement compatibles avec les réflexions contemporaines sur l’articulation des rapports sociaux de pouvoir. L’articulation de la classe et du genre, notamment, a été plus précoce sur cet objet que sur d’autres, et elle y est à la fois indispensable et heuristique. (...)
Vêtements et styles de vie : entre contraintes et investissements symboliques
« Les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas ». Le choix de nos vêtements semble aujourd’hui « libre », une pure question de choix personnel, et il est vrai que les règlements vestimentaires ont pour l’essentiel disparu tandis que les prescriptions sociales sur les tenues se sont assouplies, comme le montre la perspective historique développée par Christine Bard. Les premiers travaux de sociologie à s’intéresser aux vêtements ont dû faire avec cette idée profondément ancrée dans le sens commun : ce qu’il nous plaît de porter ou non serait simplement l’expression de notre personnalité singulière, éventuellement de notre fibre esthétique ou artistique. Or, si les sciences sociales se sont employées à montrer que nos choix vestimentaires sont en réalité largement déterminés par notre position sociale, cette attention initiale au « goût », à la dimension expressive ou symbolique du vêtement, n’a pas été évacuée des analyses et les a enrichies. (...)
Des « loubards » aux « racailles ». Le déplacement du refus de la prétention vestimentaire chez les jeunes hommes de classes populaires
En dénudant les corps, la sociologie a en partie tourné le dos aux vêtements, et cet ouvrage vise au contraire à les considérer avec attention. Toutefois, il ne faudrait pas pour autant tomber dans l’excès inverse : regarder les vêtements en oubliant les corps, les différences sociales de conformation et d’hexis, ou encore les inégalités sociales de santé et de poids. Un même t-shirt ou un même jean ne signifie pas la même chose et ne constitue pas le même vêtement sur des corps différents. C’est en fait la dissociation des sociologies des corps et des vêtements qui est à combattre, et une sociologie des corps habillés, ou des vêtements portés, qui reste encore largement à construire.
Dans Les habits du social, nous commençons par remonter le temps pour suivre le fil d’une histoire politique du pantalon, avant de retourner en enfance pour y observer les variations vestimentaires. Nous en venons ensuite à nous demander comment, plus tard dans le cycle de vie, on s’habille pour travailler, avant de finir par l’examen d’un cas particulier d’habits de travail, ceux d’une femme politique connue. Chemin faisant, nous rencontrons maintes formes des habits du social : ceux avec lesquels le social nous habille, mais aussi ceux avec lesquels nous l’habillons, en le couvrant et en le révélant tout à la fois.