
Travail excessif, humiliations, injonction à la maigreur… Les élèves de danse osent désormais dénoncer une pédagogie traumatisante. L’enseignement évolue à petits pas.
Silence complet, solennité maximale. Sur la scène du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, les candidats au certificat d’interprétation se succèdent sans un bruit. Solo imposé, variation de répertoire, composition personnelle… Dans la salle, interdiction a été faite au public d’applaudir avant la toute fin de l’examen. Alors, au passage des danseurs, les proches secouent leurs mains en l’air pour exprimer, comme ils peuvent, leur soutien.
Pour les élèves, ce moment de vérité est aussi un aboutissement. L’occasion de briller après tant d’années consacrées à leur art, tant de labeur, d’efforts, de sacrifices. De violences aussi, parfois. C’est un cliché qui colle à la peau de la danse, mais la réalité est tenace : quel que soit leur parcours, tous les danseurs interrogés pour cet article disent avoir été un jour victimes ou témoins de ce que l’on appelle aujourd’hui des « violences pédagogiques ».
Remarques dégradantes, corrections humiliantes, exercices allant au-delà de la souffrance, harcèlement moral, emprise… En janvier 2024, le collectif La Crécelle, qui regroupe « des révoltæs de l’art vivant », fustige dans un long article publié sur Instagram la formation des danseuses classiques, qualifiée de « lieu de violences pédagogiques normalisées, banalisées ». Le nombre de réactions en ligne explose. « On en parlait tellement entre nous ! explique aujourd’hui le collectif. On voulait sortir d’un certain romantisme entourant la souffrance des danseur·euses et dénoncer un système. On s’est concentré·es sur le classique, mais ça concerne tous les types de danse. » (...)
Si la question des violences sexistes et sexuelles (VSS) fait aujourd’hui la une des médias, les violences pédagogiques sont comme la partie immergée de l’iceberg — une masse probablement plus importante, mais aux contours flous. Difficile d’obtenir des chiffres fiables. Aucune étude d’ampleur n’existe. Dans la foulée du mouvement #MeToo, qui a touché quelques figures de la danse contemporaine, comme le chorégraphe Jan Fabre, condamné pour agression sexuelle et violences, les langues ont commencé à se délier, mais timidement. (...)
« Dans notre secteur, les carrières sont courtes ; les artistes, précaires ; les profs, souvent isolés. Difficile, dans ces conditions, d’inventer de nouveaux modèles ! » Un fin connaisseur du milieu complète : « Remettre en cause les anciennes méthodes ravive chez certains la peur de perdre l’excellence française. » (...)
L’ex-danseuse étoile Aurélie Dupont a été l’une des premières à dénoncer les coulisses de sa formation au sein de la prestigieuse école de danse de l’Opéra de Paris, dans les années 1980. Dans son autobiographie, N’oublie pas pourquoi tu danses (éd. Albin Michel), parue l’année dernière, elle revient sur ce qu’elle dit avoir subi : « humiliation », « coups bas », « insultes », « méchanceté », « harcèlement »… En 2002, un rapport explosif, commandé par les élus de l’Opéra, avait pointé des « atteintes à la dignité » au sein de l’école et une « discipline de terreur psychologique et d’outrance verbale ». La directrice de l’époque, Claude Bessy, avait quitté l’établissement deux ans plus tard, remplacée par Élisabeth Platel, toujours en poste. (...)
Aujourd’hui, l’Opéra de Paris affiche une politique de « tolérance zéro ». L’école s’est transformée : la grille d’évaluation du concours d’entrée, réputé rude, a été assouplie ; des formations sont dispensées aux salariés, aux élèves et à leurs parents, par l’association Colosse aux pieds d’argile, spécialisée dans la lutte contre les violences sexuelles, le harcèlement et le bizutage ; les professeurs ont été en partie renouvelés… « L’ambiance avec les enfants est assez bonne, confiait Élisabeth Platel lors d’une rencontre organisée par l’Opéra en décembre dernier. (...)
Un constat nuancé par Andrea Turra, représentant du personnel à la Commission santé, sécurité et conditions de travail de l’Opéra. « Les choses ont progressé, reconnaît-il, mais il reste du chemin à faire. » L’élu affirme ainsi avoir demandé — en vain — la mise en place d’un véritable soutien psychologique pour les élèves qui en auraient besoin. « Ce sont les surveillants de nuit qui remplissent ce rôle, assure-t-il. Il faudrait un vrai professionnel sur place. Mais on nous répond que c’est impossible de créer de nouveaux postes, faute de budget… » (...)
« Bien sûr que la rigueur est indispensable en danse, s’exclame Marion Barbeau, passée par l’école et le ballet de l’Opéra de Paris. Bien sûr qu’on peut parfois être essoufflés, fatigués ou même avoir mal… Mais pourquoi le plaisir est-il si souvent laissé de côté ? C’est pourtant ça qui nous a amenés à danser quand on était gamins ! » Le danseur et professeur Mathieu Bossos a, lui, eu besoin de partir aux États-Unis pour se rendre compte que quelque chose clochait dans sa manière de transmettre. « J’ai pris conscience que mon enseignement n’était pas bienveillant, que j’étais constamment dans la critique, sans donner d’horizon. Ça ne passait pas avec les élèves américains », résume-t-il.
Aujourd’hui doctorant en anthropologie de la danse à l’université Paris 8, il travaille sur les enjeux de la transmission et pointe du doigt la formation des futurs professeurs. (...)
Parmi la jeune génération de danseurs, on reste malgré tout sceptique. « Dire que tout va mieux rend un peu aveugle, cingle une danseuse, sortie il y a peu du Conservatoire. Certes, les profs se savent surveillés donc ils adaptent leur discours. Mais, au fond, le logiciel reste le même. » Dans leur viseur, notamment : l’obsession du poids des danseuses, qui serait toujours en vigueur dans la danse classique. « On n’entend plus “Ne mange pas”, mais ça revient un peu au même. Et celles qui décrochent les premiers rôles sont les plus maigres. En réalité, on se demande toujours quels corps sont permis sur scène. »
Ce questionnement, Florent Cheymol l’a beaucoup entendu chez ses patientes. Ancien danseur pro reconverti comme psychologue, il dit recevoir dans son cabinet parisien des femmes toujours hantées, des années plus tard, par certaines remarques entendues pendant leurs cours de danse. (...)