
Le sociologue Pierre Merle a épluché 150 rapports d’inspection d’établissements privés hors contrat, secteur en pleine expansion. Il pointe des dérives graves et nombreuses au sein des établissements Steiner et des écoles chrétiennes traditionalistes, en l’absence d’un contrôle sérieux de la part de l’État.
Les établissements scolaires privés hors contrat, éclipsés par la puissance et les scandales du secteur de l’enseignement sous contrat, poursuivent leur inexorable progression. La part des élèves scolarisés dans des écoles privés hors contrat a doublé entre 2015 et 2022, et le nombre de collèges privés hors contrat est passé de 53 en 1995 à désormais près de 400 sur tout le territoire. Seuls les lycées marquent un peu le pas. Le secteur a aussi ses parrains, comme le puissant Pierre-Édouard Stérin, ses étonnants lobbyistes, et ses relais financiers et politiques. (...)
La seule obligation, outre les règles d’hygiène et de sécurité élémentaires, est de respecter les objectifs de connaissances, de compétences et de culture définis dans un « socle commun ». (...)
Dans sa recherche, publiée par la revue La Pensée éditée par la Fondation Gabriel-Péri, Pierre Merle rappelle les grands courants majoritaires au sein de cette myriade d’établissements, et notamment les pédagogies alternatives, dont la plus connue, Montessori, est devenu le refuge des classes supérieures. Il pointe deux « idéologies pédagogiques », ferments des manquements les plus nombreux et les plus graves : celle qui irrigue la pédagogie Steiner et celle des écoles se réclamant du « primat du religieux », incarnées notamment par les établissements traditionalistes de la Fraternité Saint-Pie X, et de ses communautés religieuses « amies », au cœur de différents scandales. (...)
Le Cnal n’a obtenu aucune réponse à ses demandes de rapports et a donc dû déposer une demande auprès de la Cada (Commission d’accès aux documents administratifs), qui lui a donné raison. Certains rectorats, à la suite à cette décision, se sont exécutés, d’autres non. J’ai travaillé sur la base des rapports fournis.
Ma recherche a donc des biais. Par exemple, j’ai reçu très peu d’inspections concernant des écoles hors contrat juives ou musulmanes. Les premières sont peu nombreuses et les secondes fortement contestées, ce qui peut expliquer la réticence à communiquer de la part des rectorats. Ces 150 rapports s’étalent de 2018 à 2022 environ. (...)
si l’on regarde le nombre total des élèves scolarisés dans le hors contrat – qui s’élève à 80 000 élèves environ –, cela représente tout de même 4 % des élèves de l’enseignement privé, tout confondu. Et la croissance de ce secteur est rapide. Dans quelques années, on devrait arriver à 1 élève sur 20 scolarisés dans le privé qui le sera dans le hors-contrat. Ce n’est donc plus un phénomène à la marge. (...)
Dans le corpus étudié, la part la plus importante rassemble les établissements Montessori, au sens large du terme, puisqu’il n’y a pas véritablement de label. La catégorie « autres », qui regroupe des pédagogies alternatives diverses, est également importante.
Il y a aussi les écoles qui se réclament de la pédagogie Steiner, moins nombreuses numériquement mais surreprésentées dans les rapports, les écoles catholiques, et les écoles relevant de la Fraternité Saint-Pie X et ses communautés amies, qui se réclament de la « tradition catholique ». L’idée de ces établissements traditionalistes est clairement de former des soldats de Dieu, des personnes qui vont éventuellement passer leur vie à convaincre qu’il faut faire « advenir le règne du Seigneur », projet formulé de cette façon par ces établissements. (...)
il y a des établissements qui sont réticents lors de la venue de l’inspecteur, en arguant du fait qu’ils ne reçoivent pas de financements de l’État. De fait, il y a une antinomie véritable. L’État dit : Vous avez le droit d’ouvrir votre école, c’est constitutionnel, sous réserve de respecter un certain nombre de principes et notamment de respecter les attendus du socle commun de connaissances, de compétences et de culture. (...)
Mais, par construction, vous avez raison, ces établissements n’ont pas tous pour objectif de suivre le socle commun, puisque dans un certain nombre de domaines, notamment le domaine 3 du socle, qui concerne la formation de la personne et du citoyen (c’est-à-dire l’égalité filles-garçons, l’éducation morale et civique, la laïcité, la non-discrimination, l’expression personnelle, l’éducation à la vie sexuelle et affective, etc.), ils sont parfois fondamentalement opposés, de fait, à ces principes, à des degrés très divers.
Prenons l’exemple de l’évaluation des acquis et de la progression des apprentissages : un certain nombre d’écoles montessoriennes, mais pas toutes, y sont opposées, au point même que lorsqu’un inspecteur demande à vérifier si tel élève sait lire et écrire, une directrice a pu refuser, en arguant du principe qu’on ne peut pas imposer une évaluation à un enfant. (...)
Deux catégories d’établissements se distinguent nettement, avec des manquements élevés : les écoles traditionalistes et les écoles Steiner. Pour ces deux-là, les activités scientifiques sont souvent enseignées sans respecter les prescriptions ministérielles : il n’y a pas de laboratoire dans les collèges et lycées, pas d’information sur l’origine des humains, etc. (...)
L’éducation aux médias et au numérique est minimale ou inexistante. Il n’y a souvent pas d’ordinateurs, pas de revues, pas de livres du tout, ou pas de livres accessibles librement. Donc, il y a une volonté d’enfermement qui peut conduire au risque sectaire, mentionné d’ailleurs par la Miviludes [Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires – ndlr].
Pourquoi parlez-vous d’« idéologie pédagogique » ?
Montessori et Steiner se caractérisent par une idéologie de la primauté de l’enfant. L’enfant doit suivre son rythme, on ne le « force » pas. Les écoles Steiner respectent des dogmes. Avant l’apparition de la seconde dentition par exemple, on ne doit rien faire et laisser faire la nature.
Ainsi les enfants, avant 7 ans, jouent, apprennent des chansons, des contes mais on ne les lance pas dans les apprentissages comme lire, écrire, compter. Les catholiques, dans une moindre mesure, et les traditionalistes de manière explicite, assument le primat de l’éducation religieuse sur le reste dans la formation des esprits.
Le terme idéologie peut surprendre. Mais de fait, une pédagogie est forcément une idéologie car elle renvoie à une conception des rapports sociaux et de la société. (...)
. Une pédagogie strictement descendante, c’est-à-dire un cours ex cathedra, qu’on retrouve dans le modèle traditionnel, repose sur l’idée que le maître sait, et que les élèves sont tout à fait ignorants, avec un rapport à l’autorité très fort, des idées que l’on retrouve à l’extrême droite par exemple.
Pour Montessori, on est sur une pédagogie tout à fait différente, sur l’idée qu’il y a un développement cognitif spontané des enfants et qu’il faut composer avec ces savoirs que les enfants apprennent spontanément. C’est une vision individualisée de l’apprentissage, très libérale aussi par certains aspects, qui se retrouve dans la composition sociale de ces établissements.
Durkheim, fondateur de la sociologie en France, disait que « la classe est une petite société ». De fait, la classe possède son « ordre politique », dans le public comme dans le privé. Et c’est intéressant de savoir comment cet ordre politique est pensé par les différents courants pédagogiques. (...)
la représentation du monde, la façon dont l’histoire est réécrite dans les écoles traditionalistes, est particulièrement contestable.
Par exemple, le général de Gaulle n’y est pas considéré comme un personnage historique majeur, contrairement au général Bugeaud, qui a écrasé les révoltes algériennes en 1836 ! L’égalité filles-garçons est trop souvent ignorée. Les filles sont parfois exclues des groupes de responsabilités. Elles ne font, à certains endroits, qu’une heure de sport alors que les garçons en font deux, etc. Refuser d’enseigner l’éducation relationnelle, affective et sexuelle aux élèves revient aussi à accepter la domination masculine avec les conséquences que l’on sait. On est bien sur un contre-modèle de société particulièrement accentué. (...)
Pour certaines, ces écoles reçoivent un soutien financier et médiatique puissant. On a vu de jeunes prêtres traditionalistes reçus sur CNews, chaîne propriété de Vincent Bolloré. Cette personnalité et quelques autres, souvent très fortunées, ont un agenda politique d’extrême droite et sont favorables aux écoles traditionalistes.
Comment l’État peut-il réagir ? Quel est son moyen de coercition ?
Un certain nombre d’écoles hors contrat ont été fermées après une procédure administrative. Il faut un manquement grave pour que l’État aille dans cette voie, le plus souvent un manquement sur le plan des apprentissages fondamentaux, les maths, le français, la lecture.
Quand il y a un manquement à des principes d’éducation comme une éducation aux médias et au numérique, le respect de l’égalité filles-garçons, ces dérives ne sont pas ou rarement véritablement sanctionnées. C’est évidemment très contestable. Il semble ainsi beaucoup plus facile de supprimer le contrat du lycée musulman Averroès [sous contrat – ndlr] que de fermer une école de la Fraternité Saint-Pie X. (...)
Il y a une critique permanente de l’école publique qui aboutit à des réserves, voire des suspicions d’un certain nombre de parents, réserves qui ne sont pas forcément justifiées. Parfois, même les ministres de l’éducation ne défendent pas l’école publique, voire favorisent le privé !
Une partie de la création de ces écoles hors contrat, qui font le choix de pédagogies alternatives, se créent également là où des écoles rurales publiques ont fermé. (...)
Les analyses récentes montrent aussi que l’enseignement public et l’enseignement privé sous contrat sont de plus en plus différenciés en termes de recrutement social. Cette différenciation existe aussi entre le privé hors contrat et privé sous contrat. À l’image de ce qui existe, de manière encore plus marquée, dans le supérieur. (...)
De façon générale, il y a un sous-contrôle généralisé qui contribue aux dérives constatées.
Le système actuel restera incontrôlable tant qu’il sera si facile d’ouvrir un établissement hors contrat. La loi Gatel elle-même est impossible à appliquer. Il y a tellement d’établissements qui ouvrent chaque année pour fermer deux ou trois ans plus tard qu’il est impossible d’imaginer les contrôler tous lors de leur première année d’existence, comme l’exige la loi, et de contrôler, en même temps, tous les établissements déjà ouverts. Élisabeth Borne a annoncé la création de 60 postes d’inspecteurs pour l’année 2025, mais ces créations sont insuffisantes.