
Nous voici plongés dans un « Taylorisme augmenté », estime le sociologue Juan Sebastian Carbonell, dont le but premier est de permettre au management de prendre le contrôle du travail. Lecture.
Derrière le déploiement de l’IA dans les entreprises, une bataille des places est en cours. Dans le New York Times, le journaliste Noam Scheiber avait posé la question : « quels salariés vont être pénalisés par l’IA, les plus inexpérimentés ou les plus expérimentés ? » Sa conclusion montrait que c’était peut-être les travailleurs intermédiaires qui seraient les plus menacés. En réalité, pour l’instant, « l’alarme sur la destruction de l’emploi liée à l’IA n’a pas lieu d’être », expliquait Ekkehard Ernst, qui dirige l’observatoire sur l’IA et le travail dans l’économie numérique de l’OIT, qui rappelait combien le chômage technologique a toujours été rare. Cela n’empêche pas les inquiétudes d’être au plus haut, d’abord et avant tout, disions-nous, parce que la discussion sur le partage des fruits du déploiement de l’IA n’a pas lieu.
Dans son précédent livre, Le Futur du travail (éditions Amsterdam, 2022), le sociologue Juan Sebastian Carbonell nous expliquait déjà que le futur du travail n’était pas notre « grand remplacement » par les machines, mais notre prolétarisation. Il y décrivait déjà une « taylorisation assistée par ordinateurs » qui vise bien plus à « intensifier le travail, déqualifier les salariés, les discipliner et les surveiller ». Les robots ne travaillent pas à notre place mais nous imposent une intensification nouvelle, à l’image des employés de la logistique soumis aux rythmes de la commande vocale.
Un taylorisme sous stéroïdes…
Son nouveau livre, Un taylorisme augmenté : critique de l’intelligence artificielle (éditions Amsterdam, 2025) nous explique que l’IA n’est « ni une solution miracle aux problèmes de la société, ni Prométhée déchaîné », elle n’est qu’un taylorisme augmenté qui élude les questions de fonds que sont les conditions de travail, son organisation et la distribution du pouvoir. (...)
. La distinction entre tâches routinières et non routinières est souvent caricaturée dans un discours qui dit que l’IA ferait disparaître les tâches répétitives pour nous en libérer. Ce n’est pas ce que constatent les employés de la logistique ou de la traduction, au contraire. Ce n’est plus ce que constatent également les codeurs, victimes désormais de la « Prompt fatigue », épuisés par l’usage de l’IA générative, rapporte Le Monde informatique… Certains qualifiant déjà le recours à ces outils « d’illusion de rapidité ».
« Le degré de routine ne fait pas tout », rappelle le sociologue. Il est nécessaire de prendre en compte, les « stratégies de profit » des entreprises et leur volonté à automatiser le travail. (...)
… non pas guidé par l’efficacité technique mais par la prise de contrôle du management
Carbonell revient bien sûr sur l’émergence du taylorisme à la fin du XIXe siècle, rappelant combien il est lié à la vague d’immigration américaine, à l’entrée à l’usine d’ouvriers sans qualification, venant remplacer le long apprentissage des ouvriers spécialisés. L’objectif premier de Taylor était de « briser l’ouvrier de métier » pour y imposer la norme patronale c’est-à-dire contrôler le rythme et la façon de travailler. (...)
Pour l’économiste Harry Braverman, le taylorisme consiste à dissocier le processus de travail en le décomposant, à séparer la conception de l’exécution et enfin à utiliser le monopole de l’organisation du travail pour contrôler chaque étape du processus et de son exécution. Parcelliser chaque métier abaisse le coût de chaque tâche, expliquait l’économiste américain. Ce taylorisme-là n’est pas mort avec Taylor, explique Carbonell, il se confond désormais avec l’organisation du travail elle-même. L’informatique, le numérique, puis l’IA aujourd’hui, sont surtout venus le renforcer.
Les machines rythment et contrôlent les décisions venues de la direction afin d’améliorer la productivité du travail. (...)
La capture de connaissance devient un processus implicite, lié aux données disponibles. L’IA générative qui en est le prolongement, dépend très fortement du travail humain : d’abord du travail gratuit de ceux qui ont produit les données d’entraînement des modèles, celui des salariés et d’une multitude de micro-travailleurs qui viennent nettoyer, vérifier, annoter et corriger. Pour Carbonell, l’IA générative s’inscrit donc dans cette longue histoire de la « dépossession machinique ». « Elle n’est pas au service des travailleurs et ne les libère pas des tâches monotones et peu intéressantes ; ce sont les travailleurs qui sont mis à son service ». Dans le journalisme, comme le montrait un rapport d’Associated Press, l’usage de l’IA accroît la charge de travail et les dépossède du geste créatif : la rédaction d’articles. Ils doivent de plus en plus éditer les contenus générés par IA, comme de corriger les systèmes transformant les articles en posts de réseaux sociaux. Même constat dans le domaine de la traduction, où les traducteurs doivent de plus en plus corriger des contenus générés. Dans un cas comme dans l’autre, cependant, le développement de l’IA relève d’abord des choix économiques, sociaux, politiques et éditoriaux des entreprises. (...)
La division du travail est un moyen pour rendre le management indispensable (...)
Le management algorithmique produit et renforce le commandement. Il dirige, évalue et discipline et ces trois fonctions se renforcent l’une l’autre. (...)
Mais il n’y a pas que les employés du bas de l’échelle qui sont ubérisés par ces contrôles automatisés, rappelle Carbonell. Les managers eux-mêmes sont désormais les exécutants de ce que leur disent les données. « Ils ne gèrent pas les travailleurs, ils appliquent ce que le système informatique leur dicte ». Et Carbonell de conclure en rappelant que notre patron n’est pas un algorithme. Dans le taylorisme augmenté, « l’asymétrie d’information devient une asymétrie de pouvoir ». L’asymétrie de l’information est le produit de la division du travail et celle-ci s’accentue avec des outils qui permettent d’atomiser le collectif et de mettre en concurrence les employés entre eux en les évaluant les uns par rapport aux autres. (...)
L’IA, moteur de déresponsabilisation
Pour l’instant, explique Juan Sebastian Carbonell, l’IA est surtout un moteur de déresponsabilisation des patrons. Les entreprises ont recours à des systèmes tiers pour établir ces surveillances et contrôles. Ce qui permet une forme de dispersion de la responsabilité (...)
L’appropriation collective des moyens de production n’est plus une promesse pour transformer le monde. Il ne peut y avoir de chaîne de montage socialiste, car « il n’y a rien de potentiellement émancipateur dans la dissociation entre la conception et l’exécution ». Peut-on imaginer une IA qui nous aide à sortir de Taylor plutôt que de nous y enfermer ?, questionne le sociologue en conclusion. Une IA qui rende du pouvoir aux travailleurs, qui leur permette de concevoir et d’exécuter, qui leur rende du métier plutôt qu’elle ne les en dépossède.
Pour l’instant, on ne l’a pas encore aperçu !