Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Mediapart
Katya Gritseva, syndicaliste étudiante en Ukraine : « Nous devons prendre l’habitude de défendre nos droits »
#Ukraine #democratie #guerreenUkraine #universites
Article mis en ligne le 21 septembre 2025
dernière modification le 16 septembre 2025

Katya Gritseva se souvient de la première fois qu’elle a tenté d’alerter l’administration de sa faculté sur les conditions de vie dans sa résidence universitaire insalubre. C’était à Kharkiv, en 2018 – il y a une éternité. Originaire de Marioupol, elle était venue y étudier le graphisme. Elle s’était sentie très seule : « Les autres étudiants me disaient : “Qu’est-ce qu’on peut y faire ?” »

Cinq ans plus tard, l’artiste et dessinatrice a trouvé d’autres étudiant·es qui, comme elle, voulaient « y faire quelque chose ». Avec eux, elle a fait renaître un syndicat ayant existé dans les années 1990, Priama Diia, et en a dessiné le logo : un chat noir, tradition anarcho-syndicaliste oblige.

Ils et elles se sont donné la titanesque tâche de construire une grande organisation progressiste, écologiste et féministe dans une Ukraine en guerre, où les mouvements se revendiquant de gauche sont toujours scrutés avec suspicion. Après un peu plus de deux ans d’existence, leur noyau dur est constituée d’un peu moins de 200 personnes. Ils ont à leur actif plusieurs combats gagnés pour améliorer les conditions de vie dans les logements étudiants et pour lutter contre les discriminations dans les universités. (...)

La militante raconte la renaissance de Priama Diia, les conditions de vie des étudiant·es ukrainien·nes aujourd’hui, mais aussi l’importance de nouer des solidarités internationales. (...)

Katya Gritseva : Lorsque l’invasion à grande échelle a débuté, en 2022, j’étais étudiante à Kharkiv. L’administration nous a dit de quitter notre résidence universitaire parce que la ville était devenue trop dangereuse. Nous étions nombreux à n’avoir nulle part où aller (...)

L’administration nous a finalement dit d’aller à Lviv [à l’ouest de l’Ukraine – ndlr] par l’un des trains d’évacuation. Il était bondé – beaucoup de femmes avec leurs enfants. Les gens dormaient debout, parce qu’il n’y avait nulle part où s’asseoir. Le train a mis trente heures pour arriver à destination. (...)

Nous avons été logés à Lviv jusqu’en septembre 2022, puis on nous a dit que l’année universitaire débutait et que nous devions libérer les places pour les étudiants de Lviv. Nous n’étions pas de la bonne académie et donc, en résumé, on pouvait aller se faire voir. Il est devenu très clair que le conflit social entre étudiants, professeurs et administration grandissait, que les conditions de vie et de survie devenaient de pire en pire, et qu’il fallait faire quelque chose.

Avec d’autres étudiants, qui militaient notamment à Mouvement social [Sotsialnyi rukh, une des principales organisation de gauche ukrainienne – ndlr], nous avons décidé de créer Priama Diia. Ou plutôt de le recréer, puisque ce syndicat avait existé dans les années 1990. Il avait été impulsé, entre autres, par Maksym Boutkevitch, militant des droits humains, militant anarchiste et ancien prisonnier de guerre. (...)

C’est l’un de nos plus grands combats : la question du logement étudiant et du prix des loyers, en particulier dans les villes comme Kyiv, Lviv ou Ivano-Frankivsk. C’est tout simplement impossible pour les étudiants de les payer. Quand vous avez perdu votre maison, vos parents ou les autres proches qui pourraient vous soutenir, votre travail… (...)

le gouvernement dit qu’il n’a plus d’argent pour les universités parce que tout part dans l’effort de guerre ?

Que dans le même temps, on continue de voir des gens corrompus ou avec de très hauts salaires. De nombreux recteurs ont des salaires très élevés. Pourquoi ? Nous avons des oligarques et des gens riches en Ukraine, qui pourraient être taxés plus. (...)

Mais qui soutient les gens ordinaires ? Il y a des aides, mais insuffisantes.

Tous les métiers liés au social sont en grave crise. Les médecins et les infirmières ont les mêmes salaires qu’avant la guerre. Parfois, ces dernières ne peuvent même pas se payer le transport jusqu’à leur lieu de travail. Être instituteur ou prof d’université est quasiment devenu un travail bénévole. (...)

Si nos gouvernants veulent vraiment gagner la guerre, ils ont besoin de gens qui bénéficient d’une bonne sécurité sociale, qui ne vont pas juste fuir le pays ou mourir. C’est aussi pour cela qu’il faut un système d’enseignement abordable pour les étudiants ukrainiens : si on ne construit pas ça, ils vont juste quitter le pays pour aller étudier ailleurs. Et ils ne reviendront pas. (...)

Nous nous battons pour combattre l’isolement, en essayant d’organiser un maximum de réunions en présentiel, en organisant des clubs cinéma, des groupes de lecture, des marchés gratuits… Beaucoup de gens ont tout simplement peur de se parler. Ils sont désocialisés.

Ils ont, bien sûr, beaucoup de problèmes psychologiques. Quand vous vivez à Kyiv et que vous êtes réveillé chaque nuit par les sirènes d’alerte lors des bombardements, que vous n’arrivez pas à dormir, que vos proches peuvent mourir, que vous pouvez vous-même être blessé ou tué, ou perdre votre maison… (...)

Moi-même, en étant ici à vous parler, en France, j’ai toujours en tête que je peux devoir rentrer à tout moment parce qu’une roquette ou un drone peut détruire mon domicile. Je m’inquiète aussi beaucoup pour mon petit frère qui est seul à Lviv.

Les gens vivent dans une anxiété permanente. Mais ils trouvent quand même les moyens d’être actifs, de se battre, de trouver un peu de loisir ou de joie. (...)

Nous nous battons, par exemple, contre les discriminations liées à la langue. Nous avons eu le cas de professeurs qui insultaient les russophones, y compris les soldats russophones en disant qu’ils n’étaient pas vraiment ukrainiens. Cela a offensé beaucoup de monde.

Nous avons aussi un comité antidiscriminations qui peut être saisi par les étudiants sur les questions de harcèlement sexuel. Il y a eu d’ailleurs eu une grande mobilisation cette année autour du cas d’un professeur d’art dramatique de l’université de Kyiv, à laquelle nous nous sommes joints. (...)

Mais il y a toujours de nombreux problèmes. Nous sommes un État post-soviétique, avec une société militarisée et donc une domination masculine plus dangereuse – même si depuis 2022 beaucoup de femmes ont rejoint les rangs de l’armée et y sont mieux représentées. (...)

Il y a de nombreux parallèles, entre les situations de guerre, d’oppression, de dépendance aux institutions financières et à la dette… Dans de nombreux pays, le capitalisme et le fascisme progressent si rapidement – c’est effrayant. Nous n’avons, hélas, pas encore de contacts avec des syndicalistes étudiants palestiniens, notre travail à l’international est encore récent et embryonnaire, mais nous soutenons évidemment la Palestine.

Êtes-vous optimiste malgré tout sur l’avenir des mouvements sociaux en Ukraine ?

Pour être tout à fait franche, oui. Il y a eu de grandes mobilisations toute l’année, dans l’académie de Kyiv. Cela m’a donné de l’espoir. Elles ont été le fait d’un petit groupe de personnes mais sont parvenues à changer les choses.

Le mouvement social en Ukraine est encore largement à découvrir. Même en y militant, je découvre régulièrement de nouvelles organisations, de nouvelles personnes qui veulent s’y investir. Il faut garder cette curiosité, et ne pas seulement éprouver cette douleur (...)

Nous ne voyons pas d’autre solution que de gagner cette guerre et d’arrêter la Russie. Mais en même temps, nous voulons créer une Ukraine qui sera un endroit meilleur. Pas seulement par rapport à la Russie, mais pour les gens.

Les manifestations de juillet contre le détricotage des institutions anticorruption vous ont-elles aussi donné de l’espoir ?

Cela a été une surprise, on ne s’y attendait pas. Il faut dire que la corruption est une question qui touche beaucoup les Ukrainiens, en particulier en temps de guerre, quand on nous répète que « tout l’argent part à l’effort de guerre ».

Les gens qui étaient dans ces manifestations ne sont pas forcément alignés avec nous sur les questions sociales… À Lviv, il y avait des prières religieuses pendant les manifestations, ce n’était clairement pas des mots d’ordre très à gauche. Mais les membres du syndicat ont participé à ces manifestations en essayant d’y injecter des questions plus sociales.

Cela a surtout été, pour beaucoup de gens, de jeunes, leur première expérience protestataire. Et c’est essentiel. Nous devons prendre l’habitude de défendre nos droits.