
Luigi Bonaventura a eu deux vies : celle d’un puissant chef de clan de la ’Ndrangheta, la mafia calabraise, puis à partir de 2007, celle d’un collaborateur de justice qui lutte contre le crime organisé. Il dénonce haut et fort l’endoctrinement des enfants au sein des familles mafieuses.
(...) Les pieds d’une vieille chaise en bois raclent le sol de la terrasse, Luigi Bonaventura s’installe. Dix-huit ans après être sorti des rangs de la ’Ndrangheta, la mafia calabraise, l’ancien chef de clan, aujourd’hui repenti, reste toujours sur ses gardes.
La rencontre a lieu dans une localité dont le nom est tu par mesure de sécurité. (...)
« La ’Ndrangheta, tu en hérites, explique le repenti. La vraie force des mafias, c’est cette continuité d’une génération à l’autre. Il ne faut pas se limiter aux arrestations ou à la confiscation des biens, il faut, sans violence, soustraire des hommes aux mafias. »
Luigi Bonaventura se définit avant tout comme un « ancien enfant soldat ». « Naître dans une famille ’ndranghetiste, c’est être allaité de sang et de ’Ndrangheta, c’est une promesse, celle d’être un jeune d’honneur pour les garçons et une sœur d’omerta pour les filles », raconte-t-il. La Calabre qui le voit naître en 1971 est une terre de misère. L’Italie mène une guerre silencieuse, celle des années de plomb, au cours desquelles se multiplient assassinats, attentats, enlèvements et demandes de rançon.
Luigi Bonaventura hérite, lui, d’une guerre familiale, une faida, qui oppose sa famille à un autre clan de Crotone, sa ville d’origine, et ne prend fin qu’à la mort du dernier fils de la famille adverse. « J’ai reçu une éducation et un entraînement pour être prêt à tuer et pouvoir clore cette faida au moment le plus opportun », retrace celui qui n’avait même pas encore fêté son deuxième anniversaire lorsque son oncle a été assassiné, au début de cette guerre de clans.
Des armes à feu en guise de jouets (...)
Rapidement, ses mains d’enfant montent et démontent des armes, alignent les munitions de 7,75 millimètres dans le chargeur, dont le métal, lourd et dur, brûle parfois sa peau encore fine et délicate. Dans des étables sommairement aménagées, il s’entraîne à tirer sur des objets. (...)
« C’était un jeu, tout se faisait avec le sourire, poursuit Luigi Bonaventura après avoir pris une gorgée d’eau et interrompu son récit quelques secondes. Mais il y a un chantage moral, tu vis dans l’ombre de ceux qui ont été là avant toi et de ton nom de famille, et si tu ne fais pas mieux qu’eux, tu dois au moins en faire autant pour ne pas les décevoir. » (...)
Ce que Luigi Bonaventura appelle son « entraînement » au crime passe aussi par une exposition, très jeune, à la violence, au sang, à la mort. Les chiens de la famille doivent monter la garde et inspirer la terreur. Certains sont dressés à reconnaître l’odeur de la poudre pour détecter ceux qui viennent armés aux réunions organisées par le clan. Pour les rendre aussi féroces que possible, les animaux sont enfermés dans des boxes, la tête emprisonnée dans des sacs, battus à coups de bâton avant de recevoir une ration de viande crue. Celui qui n’a alors qu’une dizaine d’années assiste au spectacle, impuissant : « J’ai eu l’impression, comme enfant, de grandir au milieu des loups. » (...)
À la maison, son père élève des lapins et des poules. Avec lesquels le petit garçon apprivoise la mort et le sang. Pour qu’il soit à l’aise, son père lui a aménagé un établi d’apprenti boucher, à sa hauteur d’enfant. (...)
. « Il me montrait comment utiliser le couteau, comment le tourner dans la plaie pour l’élargir et accélérer le saignement », retrace l’adulte d’une voix désabusée. Vers 11, 12 ans, il était capable de préparer dix lapins en une heure et demie. (...)
À cette époque, il entend sa mère et sa grand-mère dire de lui qu’il a « les yeux de la tristesse ». « J’étais un enfant très particulier, apeuré, déboussolé, confesse-t-il. À l’époque, je me cachais sous mon lit, je vivais dans la terreur et j’aurais aimé qu’un adulte me prenne par la main et m’emmène loin. » Personne n’est venu, alors, vers 11 ans, l’enfant a fini par surmonter sa peur : « Je suis devenu très violent, soit je me forgeais une carapace, soit je devenais fou. »
« De la mafia sans le savoir »
Les jeux avec les gamins du quartier se transforment, littéralement, en champ de bataille. (...)
Il n’y a plus de peur, plus de terreur, l’enfant est lui-même devenu un loup.
À l’école, aucun professeur ne s’oppose à lui quand il terrorise ses camarades ou qu’il entre dans des colères noires. Son nom de famille est un bouclier, il est intouchable. Les mois passent, le chef de bande devient un chef tout court. Il a 13 ans, environ, lorsqu’il « fait de la mafia sans le savoir ». Le jeune ado débarque dans des quartiers de Crotone où il ne connaît personne et balance : « Qui commande ici ? »
Des ados, à peine plus grands que lui, font mine d’être les patrons dans un élan de candeur qui leur vaut d’être tabassés puis laissés par terre, en sang. Luigi l’adolescent pose le pied sur l’épaule de celui qu’il vient de rouer de coups et toise le reste de la bande : « À partir d’aujourd’hui, c’est moi qui commande. »
Près de quarante ans après cette scène, Luigi Bonaventura y voit les prémices de son destin criminel (...)
S’il n’avait pas collaboré avec la justice, Luigi Bonaventura serait probablement aujourd’hui l’un des noms les plus puissants de la ’Ndrangheta. Mais depuis 2007, il a choisi de devenir cet adulte dont il a tant rêvé, terré sous son petit lit. D’abord pour ses propres enfants, encore très jeunes lorsque sa famille a intégré le programme de protection des collaborateurs de justice. Puis, à partir de 2012 et de ses premières prises de parole publique, pour ceux qui « subissent encore un endoctrinement dans leur famille ».
Depuis le mois de janvier, il est un des témoins phares d’un programme de sensibilisation au phénomène mafieux dans les écoles italiennes. Il est aussi devenu l’un des plus fervents soutiens du protocole « Libre de choisir », qui permet aux jeunes issus des familles mafieuses d’expérimenter une vie alternative, loin de chez eux : « Pour ma mère, pour mes frères et sœurs et pour moi, ça aurait été de l’or. »