
La position d’ouverture de l’Espagne sur le volet migratoire contraste avec le tournant répressif et sécuritaire des politiques migratoires adoptées par les pays de l’Union Européenne ces dernières années. Un rapport du think tank Terra Nova démontre que si le gouvernement espagnol actuel encourage l’immigration de travail sur son territoire national, dans le même temps, il multiplie aussi les accords sécuritaires avec les pays de transit et de départ pour limiter les flux migratoires à ses frontières. Entretien avec Tania Racho, co-auteure du rapport.
(...) Co-autrice du rapport, Tania Racho, chercheuse en droit européen, spécialiste des questions d’asile et droits fondamentaux, revient sur les points forts de cette politique d’ouverture, les manquements persistants du modèle mais aussi sur le volet sécuritaire imposé par l’UE, qui a conduit à une externalisation des frontières.
InfoMigrants : Quels sont les résultats de la politique d’ouverture sur la question migratoire du gouvernement espagnol ?
Tania Racho : On peut déjà observer les effets sur le PIB : tous les six mois, les chiffres augmentent, ce qui n’est pas le cas des autres pays européens. L’immigration est indéniablement l’un des facteurs de cette augmentation, même si ce n’est pas le seul.
En 2024, le produit intérieur brut de l’Espagne a atteint 3,2%, soit l’un des plus hauts taux de croissance de l’UE. Début 2025, l’Espagne était le seul pays européen à voir son PIB croître.
L’objectif pour le gouvernement espagnol est clair : il s’agit d’une immigration économique, basée sur l’inclusion par l’emploi, destinée à augmenter la force de travail, avec tous les aspects négatifs que cela peut inclure tel qu’une inadaptation entre les qualifications et les postes occupés par les personnes étrangères. Beaucoup d’étrangers en Espagne travaillent dans le tourisme ou bien dans le secteur agricole avec des contrats saisonniers et malléables. (...)
Au niveau démographique, le pays subissait une fuite de la natalité qui aurait perdurée en l’absence d’immigration. L’apport migratoire a donc eu un effet positif sur la démographie espagnole en fournissant plus de main-d’œuvre ainsi qu’une population généralement plus jeune.
Le gouvernement a l’objectif de régulariser sur trois ans 900 000 étrangers travaillant en Espagne, à raison de 300 000 sans-papiers par an à partir de 2025. C’est assez intéressant car on ignore d’ailleurs s’il y a autant d’étrangers dans le pays ! (...)
IM : Quelle est la perception de la population espagnole à l’encontre des migrants et comment celle-ci s’explique t-elle ?
T.R : La façon dont parle le gouvernement espagnol des étrangers, le vocabulaire qu’il utilise, sont totalement différents de ce que l’on a l’habitude d’entendre en France et en Europe. Quand les discours politiques des gouvernants sont ouverts et défendent l’immigration, il y a un impact évident sur la perception par la population. (...)
L’opinion publique espagnole a totalement conscience qu’il y a un besoin crucial de ces forces de travail que représentent les travailleurs étrangers. (...)
Les syndicats et les organisations patronales sont aussi très impliqués et investis dans ces démarches. Bien sûr dans les grandes villes, il y a toujours des problématiques d’hébergement qui persistent et l’intégration est plus complexe. Mais on voit aussi qu’en dehors des grands centres urbains, le système d’intégration est meilleur avec parfois des entreprises qui viennent directement dans les centres d’accueil pour embaucher des personnes étrangères.
Enfin, les médias, même s’ils jouent un rôle ambivalent en véhiculant parfois aussi des stéréotypes sur ces migrants, réussissent à proposer des approches différentes sur la question migratoire. Cela participe à construire une vision plus "positive" de l’immigration. (...)
Comme les autres pays de l’espace Schengen, l’Espagne s’est alignée sur la politique européenne de visa, calquant sa gestion de l’asile sur celle de l’UE. Alors que l’immigration par le travail est encouragée par le gouvernement et que l’État est totalement libre de définir son immigration économique, en revanche, l’approche concernant l’asile est beaucoup moins ouverte en Espagne.
Le taux de protection dans le pays n’était que de 19,8% en 2024 (contre environ 39% en France). Les demandeurs d’asile sont fréquemment redirigés vers des titres humanitaires temporaires ou vers le système de régularisation par le travail. Il y a un jeu européen pour inciter l’Espagne à se comporter ainsi. On remarque que là où l’Espagne est libre, elle fait "bien", et là où l’Espagne fait en commun, elle fait "mal", voire pire. (...)
Il y a des enjeux stratégiques et politiques spécifiques aux enclaves de Ceuta et Melilla [qui font face à une hausse des arrivées de migrants, ndlr]. Les investissements sont insuffisants pour répondre aux demandes des exilés et bien les traiter. On constate aussi qu’il y a des transferts de migrants entre ces enclaves et le continent espagnol mais qu’ils s’opèrent de manière très opaque. (...)
Aux Canaries aussi la question est complexe puisque l’île est confrontée à un problème d’accueil et se retrouve saturée. Il faut cependant relativiser les arrivées : durant l’année 2024, il y a eu près de 47 000 arrivées aux Canaries, ensuite réparties entre les différentes communes espagnoles.
Les émeutes anti-migrants qui ont éclaté en juillet près de Murcie (sud de l’Espagne) font partie des épisodes de crispation qu’il y a pu avoir dans plusieurs pays européens dernièrement. Il y a effectivement une montée du parti d’extrême-droite en Espagne [le parti Vox est désormais la troisième force politique du pays, ndlr]. Mais en réalité ses thématiques récurrentes sont surtout liées à des problématiques régionalistes, comme la question de la Catalogne. Pour ce parti populiste, détester les migrants revêt avant tout un intérêt politique. Et les Espagnols en sont bien conscients. (...)
L’Espagne adopte un double discours. Le gouvernement espagnol a ainsi soutenu le Pacte européen sur la migration et l’asile, qui prévoit de traiter une partie des demandes d’asile aux frontières extérieures de l’UE notamment. L’Espagne se montre très avant-gardiste sur la question de l’externalisation des frontières, avec l’adoption de manœuvres pour lutter contre les départs et repousser les exilés aux frontières de l’UE. Elle a ainsi opéré des rapprochements avec plusieurs pays à travers des accords de coopérations. C’est le cas avec le Maroc qui est un vrai partenaire économique, mais également avec la Mauritanie et le Sénégal sur le volet sécuritaire de la migration. (...)
Les États européens se cachent derrière des contrôles de sécurité absolus pour essayer de contrôler chaque personne, avec l’enregistrement d’informations dans des bases de données, etc... Tout comme les autres États membres de l’UE, l’Espagne joue à 100% ce jeu.