
Ce n’est pas un secret : le numérique, bien qu’indispensable à notre quotidien, a un impact environnemental majeur. Son évolution, surtout, donne le vertige. Un rapport de l’Ademe et l’Arcep publié en 2023 prédit que l’empreinte carbone du numérique devrait tripler entre 2020 et 2050, avec un trafic de données multiplié par six et 65 % d’équipements supplémentaires (1).
Comment expliquer cette augmentation folle ? On peut adopter un discours facile et passe-partout : c’est la vie, ma pauvre Lucette, le monde change, la technologie progresse, on n’y peut rien. Certes, la technologie progresse. Mais comment, en pratique ? Et pourquoi ? Avons-nous réellement besoin de toute la complexité des petites merveilles technologiques que sont devenus nos téléphones portables ?
Le développement du numérique, qui inclut de vraies innovations utiles tout comme des gadgets ridicules, résulte évidemment de choix politiques, économiques et... scientifiques. Florence Maraninchi, professeure à l’Institut polytechnique de Grenoble, étudie ce phénomène. Pour évaluer la voracité environnementale des technologies numériques, elle définit la notion d’« anti-limite ». L’anti-limite est une hypothèse implicite du développement des outils numériques, selon lequel les ressources (énergétiques ou matérielles) peuvent croître sans fin. Cette idée façonne non seulement le développement informatique, mais aussi les recherches scientifiques qui les sous-tendent. (...)
À l’opposé de cette fuite en avant, Florence Maraninchi imagine un autre futur, qui réintroduirait des limites dans la conception du numérique (2). Ce changement impliquerait de revoir non seulement le matériel, mais aussi le logiciel et même l’approche scientifique. Il faudrait pour cela explorer les scénarios manquants, ceux que, aveuglés par les anti-limites, nous n’avons jamais vraiment explorés : imaginons stopper aujourd’hui la production de nouvelles machines. Les questions scientifiques, comme le design logiciel, changeraient alors radicalement, et on s’intéresserait probablement beaucoup plus activement à la lutte contre l’obsolescence matérielle et logicielle, par exemple. Pourquoi certains programmes peuvent-ils tourner sans aucune modification pendant plusieurs décennies (comme cela arrive dans des logiciels critiques, qu’on évite de modifier sans raisons sérieuses, par exemple dans les centrales nucléaires), quand nos smartphones doivent être changés tous les deux à cinq ans ? Quels choix de conception, quels choix économiques ont été faits pour arriver à l’une ou l’autre de ces situations ?
Contrer les anti-limites suppose un bouleversement conceptuel profond des modèles économiques actuels, et pose un défi à la fois scientifique et éthique. Si les solutions radicales, comme celle de cesser la production de nouvelles machines, semblent éloignées, il est impératif de commencer dès maintenant à explorer sérieusement, et scientifiquement, ces voies alternatives pour le développement numérique. Le défi environnemental que pose le numérique ne se résume pas à une question de technique, mais de choix. (...)
L’illusion de l’infini, nourrie par la promesse de technologies toujours plus performantes, doit céder la place à une réflexion plus profonde sur la manière dont nous consommons et produisons le numérique. L’anti-limite est une invention humaine ; la limite environnementale, elle, est bien réelle.