
Champigny a accueilli jusqu’en 1972 le plus grand bidonville de France où se sont entassés plus de 15 000 Portugais. Mais la mémoire de cette expérience douloureuse chez les immigrés reste tiraillée entre le narratif d’une communauté modèle qui se serait intégrée et la blessure des humiliations racistes.
« Ici, c’était où le bus déposait les Portugais qui arrivaient au bidonville depuis la gare d’Austerlitz. Et là, il y avait une des rares fontaines où je remplissais d’énormes bidons d’eau pour les ouvriers », indique frénétiquement Valdemar Francisco. Veste de costume bleue et brushing impeccable, l’immigré portugais de 71 ans est intarissable sur l’histoire de l’ancien bidonville de Champigny.
Et pour cause : débarqué en France à l’âge de 6 ans depuis la région de Pombal (située au centre du Portugal), Valdemar Francisco y a vécu neuf ans, occupant un taudis insalubre au cœur d’un immense village de tôles et de planches.
Entre 1956 et 1972, plus de 15 000 immigré·es venu·es du Portugal sont entassé·es dans des baraquements de fortune sur un terrain de Champigny d’une quarantaine d’hectares. Baptisée le Plateau, cette zone préemptée par l’État pour un projet d’autoroute devient alors à l’époque le plus grand bidonville de France. « Ici, c’était où le bus déposait les Portugais qui arrivaient au bidonville depuis la gare d’Austerlitz. Et là, il y avait une des rares fontaines où je remplissais d’énormes bidons d’eau pour les ouvriers », indique frénétiquement Valdemar Francisco. Veste de costume bleue et brushing impeccable, l’immigré portugais de 71 ans est intarissable sur l’histoire de l’ancien bidonville de Champigny.
Et pour cause : débarqué en France à l’âge de 6 ans depuis la région de Pombal (située au centre du Portugal), Valdemar Francisco y a vécu neuf ans, occupant un taudis insalubre au cœur d’un immense village de tôles et de planches.
Entre 1956 et 1972, plus de 15 000 immigré·es venu·es du Portugal sont entassé·es dans des baraquements de fortune sur un terrain de Champigny d’une quarantaine d’hectares. Baptisée le Plateau, cette zone préemptée par l’État pour un projet d’autoroute devient alors à l’époque le plus grand bidonville de France. (...)
De 1957 à 1974, quelque 900 000 Portugais·es ont émigré en France, dont plus de la moitié irrégulièrement. L’afflux d’immigré·es fuyant la dictature salazariste ainsi que la mobilisation pour les guerres coloniales a été tel que des bidonvilles ont fleuri partout en banlieue parisienne. Sans eau courante, électricité ou sanitaires, les conditions d’hygiène à Champigny étaient alors déplorables. (...)
Du bidonville, Diamantino Duarte se souvient encore de son adresse – « le 65 sentier des Pendants ! » – , mais surtout de « la boue qui était partout ». « Je me suis dit en débarquant “C’est ça la France ?”. Mais j’étais avec mes deux frères et j’étais jeune, je n’avais rien à perdre : j’ai tout de suite commencé à bosser sur les chantiers, à la bétonnière. »
L’exploitation et la honte
Dans les années 1960, la région parisienne, en plein boom économique et démographique, bétonne à tout-va. La construction du périphérique autour de la capitale, de grands ensembles d’habitation, d’autoroutes ou d’extension de lignes de métro nécessite une armada d’ouvriers étrangers sous-payés. « C’était des années de misère et d’exploitation. Quand je travaillais sur les chantiers, les patrons n’avaient aucune considération pour moi, on était vraiment méprisés », avance Valdemar Francisco.
Mais celui qui est devenu président de l’association d’immigrés Les Amis du Plateau préfère se souvenir de « la solidarité qui régnait au bidonville » et mettre en avant l’intégration en France de la communauté portugaise. (...)
Sociologue et autrice d’Enfants des bidonvilles. Une autre histoire des inégalités urbaines (La Dispute, 2024), Margot Delon indique qu’à Champigny, il existe « un narratif très fort de la part d’anciens des bidonvilles autour de la réussite et de l’intégration ». Selon la chercheuse, on retrouve ce discours du mérite individuel chez des ex-enfants issus des bidonvilles qui ont eu des trajectoires sociales ascendantes très fortes, comme la cantatrice d’origine algérienne Malika Bellaribi ou l’écrivain Brahim Benaïcha.
« Cela peut s’expliquer par le fait que leur réussite sociale repose plus sur un capital économique que culturel. Mais aussi, chez les Portugais, par le fait qu’ils ont incorporé les discours qui les considéraient comme une immigration modèle construite en opposition aux immigrés algériens », ajoute Margot Delon. (...)
Arrivé à l’âge de 7 ans en 1965 depuis le centre du Portugal, le documentariste et écrivain José Vieira a vécu cinq ans dans le bidonville de Massy (Essonne). Bien loin du mythe des Portugais·es qui se seraient « intégré·es » sans aucun problème dans la société française, il s’est attaché à démontrer comment l’immigration portugaise a été un exode violent – voir notamment Souvenirs d’un futur radieux (2014) et un livre homonyme paru en 2024 aux éditions Chandeigne.
De son expérience du bidonville, José Vieira insiste sur la boue, qui était pour lui « une métaphore de notre situation ». Et d’ajouter : « Cette boue est indissociable de la honte. Tu en venais à inventer sans cesse des histoires pour affronter les gens qui trouvaient honteux de venir du bidonville, d’être portugais. Paradoxalement, j’ai le souvenir aussi d’une énorme liberté. On venait d’une dictature où il n’y avait rien, et on a découvert la société de consommation à la décharge. »
Mémoire collective du bidonville (...)
« Le racisme subi à Champigny est dénié par les immigrés portugais alors qu’on voit dans les archives des lettres de riverains du bidonville avec des termes abominables ou des autorités préfectorales qui essentialisent voire racialisent les Portugais, surveillant notamment leur consommation de vin le week-end. Il y avait à l’époque une panique morale autour du bidonville comme lieu de persistance de mauvaises mœurs », appuie la sociologue Margot Delon.
Pour la chercheuse, les immigré·s portugais·es peuvent être considéré·es comme des « Blancs et Blanches honoraires », c’est-à-dire, selon elle, qu’il y a eu pour cette immigration « une intégration dans la blanchité sujette à condition, à savoir l’impératif de la discrétion et d’être un travailleur docile » (...)
Avec près de 83 000 personnes d’origine portugaise, le Val-de-Marne incarne désormais le département le plus portugais de France. Les immigré·es ont aussi laissé leur empreinte géographique dans la ville même de Champigny avec l’édification d’une Maison culturelle du Portugal et d’un club de football, l’Academica.
En contrebas de l’ancien site des baraquements se situent maintenant une banque privée dédiée à la communauté portugaise, un magasin d’alimentation monté par un ancien immigré du bidonville et un café-restaurant de spécialités portugaises.
Sur sa devanture, l’établissement affiche des autocollants de Chega, parti d’extrême droite qui a battu en mai de nouveaux records dans les urnes au Portugal. C’est qu’un des deux députés représentant les Portugais d’Europe à l’Assemblée nationale portugaise est depuis peu José Dias Fernandes, un entrepreneur du Val-de-Marne militant à Chega qui a pourtant immigré clandestinement en France dans les années 1970.
À l’abri des regards, accolés à l’avenue des Grands-Godets, une cinquantaine de potagers sauvages subsistent encore dans une friche sauvée du rasage du bidonville en 1972. (...)
Mais ces jardins illégaux sont depuis peu en sursis, menacés par un projet de reconversion urbaine pour accueillir des entreprises, dans le cadre du déploiement du Grand Paris. Après avoir été exploité·es sur les mégachantiers franciliens des Trente Glorieuses, les immigré·es portugais·es verront donc les derniers vestiges mémoriels de leur bidonville engloutis sous le béton. Comme une dernière violence promise à celles et ceux qui se sont « intégré·es ».