
Et si, pour une fois, nous partions du regard de nos élèves pour comprendre le monde — et non l’inverse ? C’est la démarche audacieuse mais féconde que propose Rodolphe Pourrade, enseignant d’HGGSP en lycée, dans un ouvrage au titre intriguant : Les enfants du désordre global. Un essai hybride, entre témoignages d’élèves, réflexions d’enseignant et alerte citoyenne, s’adressant à tou·tes celles et ceux qui cherchent à ne pas détourner les yeux de la réalité qui vient.
Le monde et l’école : deux temporalités différentes
A chaque page de ce livre la thèse principale de l’auteur devient de plus en plus convaincante : le monde et l’école ne vont pas à la même vitesse. Tels les jumeaux de Langevin, le monde voyage avec célérité dans d’un flux globalisé, saturé d’images et d’urgences tandis que l’école avance au rythme des programmes, des chapitres et des réformes. Ne se déplaçant pas à la même allure, ils ne vieillissent pas de la même manière et les élèves de Rodolphe Pourrade témoignent du fossé qui se creuse alors.
Pour elles et eux, l’ère contemporaine – que les livres scolaires continuent à dater en 1789 – commence aujourd’hui. Leurs appétits de comprendre le monde parlent de la guerre en Ukraine, des bombardements à Gaza, de la pandémie mondiale, du climat qui brûle, des hashtags du jour, de l’Intelligence Artificielle, de la diversité religieuse, des identités de genre, des théories du complot, et toutes ces questions vertigineuses dont l’école peine à s’emparer. Pas assez vite, pas assez directement, pas assez sincèrement.
HGGSP : une spécialité qui interroge le monde et cherche à le comprendre
C’est alors que l’auteur inscrit son expérience de prof d’HGGSP. Cette spécialité, introduite en terminale censée reconnecter l’enseignement aux grands enjeux contemporains, il y croit. Mais il interroge également : est-elle une véritable occasion de révolutionner l’enseignement de l’histoire et de la géographie ou un nouvel acronyme pour désigner une inertie déguisée en innovation ? Peut-elle suffire à combler le déficit de sens, de vision et d’analyse, face à l’immensité du « désordre global » ?
Pour y trouver réponse, il faut suivre l’auteur dans sa volonté exigeante de donner la parole aux élèves et de lire dans leurs représentations, leurs silences ou leurs angoisses, un diagnostic du monde présent. Il leur demande ce qu’est la démocratie, si la Chine est une menace, que signifie l’écologie ou pourquoi ces tensions entre Israël et la Palestine. Leurs réponses, fragmentées, spontanées, parfois confuses mais toujours révélatrices, lui servent de point de départ pour interroger le monde et la matière qu’il enseigne et qui est faite pour le comprendre.
Un cheminement à travers les thèmes
Toutes ces réflexions de lycéen.nes sont alors analysées dans les trois grandes parties du livre. Dans la première l’auteur explore les récits médiatiques, scolaires et parfois familiaux qui façonnent les visions adolescentes du monde. Puis il nous invite à une vaste plongée dans ce qu’il appelle « les grandes questions » telles qu’elles sont perçues et enseignées pour finir par des enjeux géopolitiques davantage vécus que compris par ses élèves. (...)
L’auteur propose alors d’accueillir les récits de ces adolescent.es, de les faire dialoguer, de croiser les points de vue, de déconstruire certains préjugés et de remettre du débat, sans nier les savoirs disciplinaires, mais en les réarticulant à l’expérience vécue de la « génération Z ».
Et lorsque l’on repose le livre, on comprend que l’enjeu est plus large encore. Pourrade montre combien la méconnaissance actuelle des jeunes sur les enjeux internationaux, l’histoire coloniale, les conflits contemporains, les processus démocratiques ou encore la laïcité n’est pas le fruit du hasard. C’est le résultat de choix politiques, de silences éducatifs, d’évitements volontaires, dont nous sommes comptables. (...)