
L’offensive de lobbying de Shein en France a-t-elle réussi à retarder, puis à vider de sa substance la proposition de loi sur la « fast-fashion », pourtant adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale ? Et quel est exactement le rôle de l’ex ministre Christophe Castaner, recruté par le groupe chinois ? L’Observatoire des multinationales et les Amis de la Terre France ont demandé à la HATVP de faire la lumière sur une affaire qui illustre le pouvoir d’influence des multinationales – y compris par comparaison avec le secteur textile français – et les carences de l’encadrement des reconversions d’anciens responsables publics.
L’encadrement du lobbying en question
Est-ce l’offensive de lobbying de Shein qui a poussé les parlementaires à passer outre les souhaits de l’industrie textile française (qui pèse certes peu économiquement face aux géants comme Shein ou H&M et Zara) et les objectifs officiels de la France en matière de réindustrialisation et de climat ? La question ne peut pas manquer de se poser, et c’est pour cette raison que l’Observatoire des multinationales et les Amis de la Terre France ont adressé ce vendredi 23 mai un signalement à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) pour lui demander d’utiliser son pouvoir de contrôle afin de faire la lumière sur le lobbying de Shein et, en particulier, sur le rôle exact de Christophe Castaner. (...)
« Portes tournantes »
Si Christophe Castaner se défend de faire du lobbying pour Shein voire prétend s’offusquer qu’on puisse en avoir le moindre soupçon, le moins que l’on puisse dire est qu’un immense flou règne quant à sa fonction exacte pour le compte de l’entreprise. (...)
Christophe Castaner n’est d’ailleurs pas le seul responsable politique appelé à la rescousse par Shein. Ont été nommés en même temps que lui au fameux « comité RSE » du géant chinois l’ancienne secrétaire d’État de Jean-Pierre Raffarin Nicole Guedj et le responsable du Medef (et ancien haut fonctionnaire) Bernard Spitz. Au niveau européen, Shein s’est assuré les services de l’ancien commissaire européen allemand Günther Oettinger. (...)
En cela, le groupe chinois montre qu’il est lui aussi, comme beaucoup d’autres multinationales, un adepte de la stratégie des « portes tournantes » consistant à recruter d’anciens responsables publics pour leur connaissance des rouages de l’administration, leur carnet d’adresses et leur capacité à se faire entendre et écouter de leurs anciens collègues. Ce phénomène n’a cessé de prendre de l’ampleur en France comme le démontre chiffres à l’appui le nouveau rapport de l’Observatoire des multinationales « Portes tournantes » : comment la circulation des élites entre secteurs public et privé dénature notre démocratie . Shein a d’ailleurs recruté en France d’autres conseillers passés par la sphère publique comme Thomas Urdy, jusqu’à septembre dernier conseiller au cabinet d’Aurore Bergé (Egalité femmes-hommes) et avant cela conseiller de Sarah El Hairy et Bérangère Couillard, ou encore Fabrice Layer, auparavant lobbyiste chez Huawei a passé de nombreuses années comme directeur de cabinet et assistant parlementaire à l’Assemblée nationale.
La boîte noire des « sociétés de conseil » d’anciens ministres
Christophe Castaner n’est pas le seul ancien ministre à avoir créé une société de conseil à sa sortie du gouvernement. L’Observatoire des multinationales en avait fait le décompte à l’été 2023 : Jean Castex (qui a fait radier cette société lors de sa nomination à la RATP), Roselyne Bachelot, Jean-Michel Blanquer, Sophie Cluzel, Julien Denormandie, Jean-Baptiste Djebbari, Richard Ferrand, Laura Flessel, Delphine Geny Stephann, Benjamin Griveaux, Nicolas Hulot, Jean-Yves Le Drian, Mounir Mahjoubi, Roxana Maracineanu, Élisabeth Moreno, Françoise Nyssen, Cédric O, Florence Parly, Muriel Pénicaud, Laurent Pietraszewski, Brune Poirson, François de Rugy et Adrien Taquet étaient alors dans le même cas [3].
Difficile de dire lesquelles de ces sociétés ont eu une activité réelle puisque dans la plupart des cas les anciens responsables concernés ont fait jouer une clause de confidentialité leur permettant de ne pas rendre publics leurs comptes. De même, elles ne sont pas obligées a priori de dévoiler le nom de leurs clients – sauf si elles jugent que leurs activités de conseil sont assujetties à la loi sur la transparence du lobbying. C’est donc un voile d’opacité supplémentaire qui rend encore plus difficile le rôle de contrôle déontologique de la HATVP.
Avant Christophe Castaner, un autre cas avait attiré l’attention, celui de Cédric O. L’ancien conseiller d’Emmanuel Macron et secrétaire d’État chargé du numérique (2020-2022) militait à l’époque pour la régulation de l’intelligence artificielle (IA), mais semble avoir brusquement changé d’avis en mai 2023 lorsqu’il est recruté (apparemment via la société de conseil qu’il avait créée) par Mistral AI, fleuron français dans ce domaine émergent (...)