
Depuis que la responsabilité écologique et leur nuisance sociale est pointée du doigt par les citoyens, les syndicats, les salariés et une partie croissante des activistes écolos, les éditorialistes sont montés aux créneaux pour les défendre : les milliardaires et, par extension, les 500 familles les plus riches de France, seraient indispensable à notre économie. Les arguments les plus abstraits se succèdent : ils créeraient des tas d’emplois, ils contribueraient au “rayonnement” de la France à l’étranger, on ne peut vivre sans eux. Alors, qu’en est-il au juste ?
Eléments de réponse extraits de “Parasites”, écrit par Nicolas Framont, rédacteur en chef de Frustration, et sorti aux Editions Les Liens qui Libèrent.
(...) notre capitalisme est un capitalisme d’héritier, même chez nos « génies » autodidactes. Ce qui doit nous interpeller, c’est que cette réalité n’est jamais assumée. L’héritage est toujours dissimulé, au mieux sublimé (si ce n’est pas le fils qui s’est fait tout seul, c’est le père, guide inspirant et dur pour sa progéniture). Comme si la bourgeoisie ne pouvait régner sans nier sa propre nature : celle d’une classe qui se reproduit dans le temps pour dominer les autres.
Ensuite, la prédation politique. Toutes nos grandes entreprises savent s’attirer les bonnes grâces de celles et ceux qui conçoivent la loi et la font appliquer. (...)
Du rachat de la CGM à l’arrivée d’Uber en France , les entreprises privées sont toujours aidées par la puissance publique pour s’étendre. Nous ne vivons pas et nous n’avons jamais vécu dans une économie de marché : nous vivons dans une économie du rapport de force, où les plus forts font la loi avec l’aide de ceux qui sont censés la produire et la faire appliquer de façon neutre et impartiale. Tantôt les moyens sont subtils et pacifiques, tels le lobbying et les pantouflages polis auxquels on assiste en ce moment, tantôt ils sont brutaux et violents, à l’image du processus de colonisation où la bourgeoisie européenne, soutenue par ses États, est venue s’emparer des ressources et des corps issus des autres continents. (...)
Enfin, l’exploitation. Si le secteur du transport maritime international s’est autant développé, ce n’est pas pour satisfaire le simple besoin d’échanges entre pays du globe, entre continents et latitudes. C’est parce qu’à la fin du xxe siècle, la bourgeoisie a saisi les bénéfices qu’il y avait à mettre en concurrence les travailleurs du monde entier et à bénéficier d’une main-d’œuvre peu coûteuse dans des pays où les droits sociaux avaient été mieux jugulés qu’ailleurs. (...)
Bref, le business des Saadé et des Aponte n’est pas celui du commerce international, mais de la mise en concurrence mondiale des travailleurs. Nettement moins glamour que ce que laissent penser les clips promotionnels de la CMA-CGM, mais bien plus réaliste. (...)
Ces trois grandes sources de la fortune de la bourgeoisie française et internationale, l’héritage, la prédation et l’exploitation sont en permanence gommées des biographies officielles. (...)
La presse économique, la seule qui traite sérieusement de l’actualité de nos entreprises, a été rachetée par ces mêmes grandes fortunes (Les Échos appartiennent à Bernard Arnault, qui a racheté son concurrent La Tribune) et pas un mot plus haut que l’autre n’est prononcé à l’égard des dirigeants du capitalisme. Le mensonge règne en permanence, à tout niveau, au point d’imprégner nos propres conceptions – les nôtres, à nous, les gens d’en bas – de ce qu’est le fonctionnement réel de notre économie. Ainsi, le mythe des entrepreneurs partis de rien perdure alors qu’aucun exemple ne tient réellement la route, tandis que la prédation politique que mènent ces gens pour étendre leur emprise sur le monde est poliment euphémisée. Elle serait la somme de grands processus inconscients et incontournables comme « la mondialisation », « les marchés », « les délocalisations » ou « l’ubérisation ».
Mais n’a-t-on pas besoin des bourgeois ? « Pas de capital, pas d’entreprise, pas d’entreprise, pas d’emploi » : ce raisonnement s’est tellement imposé qu’il intimide le plus insoumis des insoumis. (...)
Édouard Leclerc s’est rendu populaire en permettant une baisse des prix par les importants volumes achetés. D’autres lui ont emboîté le pas : le quincaillier Marcel Fournier, qui lance avec ses associés ce qui deviendra le groupe Carrefour, puis l’héritier des industries textiles Phildar, Gérard Mulliez, qui crée le premier supermarché Auchan. Ces trois personnages lancent un modèle qui va durablement transformer le monde du commerce en France, et modifier le visage de nos villes et de nos villages. Une décennie après la création du premier magasin de Leclerc, les fournisseurs de la grande distribution déchantent :
« Alors que la grande distribution s’était appuyée sur les industriels pour briser les grossistes, elle les considère désormais comme ses obligés : elle est devenue un passage obligatoire pour eux. Et cela se paie. En contrepartie de volumes assurés, les différents groupes commencent à exiger des rabais, ristournes, remises et autres petits cadeaux, qui viennent peu à peu tordre la concurrence et brouiller le concept de départ » (Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours, David Servenay, Benoît Collombat, Frédéric Charpier, Martine Orange, Erwan Seznec)
Pendant ce temps, le commerce local souffre et s’étiole. La France devient progressivement la championne de la grande distribution, bien plus que ses voisins. Cela s’est fait avec la bienveillance des élus locaux et nationaux, et grâce à un activisme juridique des groupes pour obtenir gain de cause. (...)
Reprenons la chanson habituelle : ont-ils « créé de l’emploi » ? Ils ont créé du profit, ça, c’est certain, mais des emplois ? Pas du tout. Au contraire. On estime que pour un emploi créé dans la grande distribution, trois sont détruits dans le commerce traditionnel. Exit donc l’image de « créateur d’emploi ». Mais ce n’est pas ça que la bourgeoisie célèbre autour des figures des champions de la grande distribution : ce sont les « créations d’emplois » dégradés. Remplacer des masses de commerçants plus ou moins indépendants, éclatés dans de nombreux magasins de tailles diverses par une armée de caissières, employés et agents de sécurité au sein d’immenses hangars, soumis à des cadences importantes, n’ayant plus aucune autonomie dans leur relation avec les clients et sous la surveillance de petits chefs, voilà ce qui peut faire vibrer la bourgeoisie.
Les conséquences du développement de la grande distribution sur le reste du monde du travail sont désormais connues : l’écrasement des prix pratiqués par les centrales d’achat de Leclerc ou Carrefour est en grande partie responsable de l’appauvrissement et de la réduction du nombre d’agriculteurs dans le pays. La grande distribution a « changé la vie des Français », oui, en faisant de la voiture un outil indispensable pour pouvoir se nourrir, et en transformant l’abord des villes et villages en zones entièrement dédiées à l’accumulation commerciale, absolument déprimante sur le plan esthétique. Qu’y a-t-il de bien et de respectable dans ce que les fondateurs de la grande distribution ont fait, et que leurs enfants poursuivent et développent ? Michel-Édouard Leclerc a beau jeu, après avoir dirigé le jour un groupe qui sous-paye ses salariés et pressurise ses fournisseurs, de venir pleurer le soir à la télévision en faveur du « pouvoir d’achat » des Français. (...)
Ce « pouvoir » qu’il nous laisse et qu’il prétend défendre n’est que le carburant de sa propre puissance. « Mais tout de même, les riches, on a bien besoin d’eux pour investir ! » Cette justification de l’existence d’une classe bourgeoise, si courante, n’en est pas moins tragique. Nous aurions besoin des capitalistes pour continuer à faire ce qui leur permet précisément de régner sur nous. Mais est-ce d’ailleurs si vrai ? La bourgeoisie nous récompense-t-elle de notre loyauté en investissant dans notre économie et ainsi, en créant de l’emploi ? Non, on l’a vu, et à regarder le taux de chômage qui varie depuis les années 1980 de 12 à 7 %, au gré des changements de comptabilité qui relativisent la persistance et le développement du sous-emploi en France, on peut en douter.
Le fruit de notre travail qui participe de la richesse de nos actionnaires, et celui de nos impôts qui contribue chaque année à un important pactole déposé aux pieds de ces héros pour obtenir leurs bienfaits (157 milliards d’aides publiques annuelles aux entreprises, tout de même), ne semblent pas payer. L’argent ne revient pas miraculeusement dans notre économie sous la forme d’usines flambant neuves et de nouveaux services (...)
. Le rachat d’actions consiste, pour les entreprises, à racheter leurs propres actions pour diminuer le nombre d’actions en circulation et augmenter la valeur du dividende : une stratégie uniquement destinée à enrichir les actionnaires, pas à « investir ».
Avez-vous sorti votre calculatrice ou exprimé votre goût pour le calcul mental ? Les actionnaires ont coûté davantage qu’ils n’ont rapporté. Les actionnaires, ou capitalistes, ou bourgeois, ont coûté à l’économie réelle 369 milliards d’euros depuis 2000. Ils ne nous ont rien rapporté. (...)