
Début 2024, les rues de Bruxelles étaient envahies de tracteurs, symboles de la colère des agricultrices et agriculteurs européen·nes convergeant vers le siège des institutions européennes. Ils dénonçaient les accords de libre-échange de l’UE, accusés de faire chuter les revenus agricoles, de concentrer le marché entre les mains de multinationales et de mettre en concurrence l’agriculture du Nord et du Sud. Malgré ces protestations, l’UE a conclu de nouveaux accords avec le Kenya, le Chili et la Nouvelle-Zélande, tout en continuant les négociations avec les pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Uruguay et Paraguay).
(...) Sommaire
- Les origines de la crise agricole
- Les impacts du commerce international sur l’agriculture familiale
- L’accord UE-Mercosur : une concurrence déloyale au détriment de tous
- Vers un autre modèle
Les agriculteurices réclament une cohérence de l’UE. Pour cela, il faudrait revoir radicalement les politiques agricoles et commerciales européennes en mettant l’accent sur la souveraineté alimentaire, afin de redonner aux populations le contrôle sur la manière dont elles se nourrissent.
en 1995, l’agriculture intègre les politiques de libre-échange. L’Accord sur l’agriculture a instauré une mise en concurrence des États dans le domaine agricole à l’échelle mondiale. Cet accord lève les barrières au commerce de denrées agricoles, et entérine une réduction significative des mesures de soutien et de protection de l’agriculture. En Europe, cela s’est traduit par la réforme de la Politique agricole commune (PAC), qui a substitué les aides au prix par des aides à l’hectare. Cette pression pour intégrer l’agriculture dans le libre-échange, menée par les États-Unis et par l’UE pour ouvrir de nouveaux marchés à leurs produits agricoles, aura des conséquences graves pour les exploitations familiales tant dans les régions du Nord que du Sud global.
Les règles du commerce international façonnent notre système alimentaire et orientent la production agricole vers l’exportation selon la logique de l’avantage comparatif (...)
Les impacts du commerce international sur l’agriculture familiale
"L’endettement des pays du Sud global les a conduits à adopter les plans d’ajustement structurel du FMI " (...)
Pour rester concurrentielle dans un marché global, l’UE subsidie sa production agricole à travers la PAC afin d’assurer des prix compétitifs. Les aides à l’hectare de la PAC ont favorisé la croissance des fermes et la concentration des ressources entre les mains de l’industrie agroalimentaire, qui peut désormais se permettre d’imposer le prix à l’agriculteurice, même en dessous du prix de production. Entre 2005 et 2016, l’UE a perdu 30 % de ses exploitations agricoles. Dans le même temps, la surface agricole y est restée stable, car les terres sont rachetées par de plus grandes exploitations (...)
De l’autre côté, les pays du Sud global se reposent de plus en plus sur les importations à bas coût des pays riches pour nourrir leur population en croissance. L’endettement de ces mêmes pays les a conduits à devoir adopter les plans d’ajustement structurel du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale qui ont orienté leur agriculture vers des monocultures d’exportation pour payer leur dette. Ce « tout au marché » a fragilisé l’agriculture familiale, ce qui a finalement renforcé l’insécurité alimentaire dans ces mêmes pays.
Le développement du commerce international associé à la promotion d’un modèle agro-industriel a conduit à l’émergence d’oligopoles dans tous les secteurs : pesticides, engrais, semences, génétique, transformation, distribution. Cette tendance va à l’encontre de l’allocation des ressources par le libre marché, comme l’a envisagé Ricardo. La libéralisation des marchés a facilité la circulation des marchandises à travers le monde à un coût considérable. Selon la FAO, le coût social et environnemental caché du modèle agricole industriel est équivalent à 10 % du produit intérieur brut PIB (...)
Alors que les agriculteurices manifestaient dans toute l’Europe, la Commission européenne a continué à négocier l’accord entre l’UE et les pays du Mercosur. S’il entre en vigueur, il deviendra l’un des plus importants accords commerciaux au monde : 780 millions de consommateurices et un tiers du PIB mondial. Cependant, cet accord favorable aux multinationales stimulerait le commerce de produits nocifs entre les deux régions, en supprimant la plupart des droits de douane sur les biens et les services.
En négociation depuis 25 ans, cet accord se base sur un modèle économique dépassé, qui reflète les déséquilibres historiques entre l’Europe et l’Amérique latine (...)
Cet accord renforce une concurrence déloyale entre les agriculteurices européennes et l’agro-industrie sud-américaine. Par exemple, les exportations de bœuf, dont 99 000 tonnes bénéficieront de tarifs réduits, suscitent des préoccupations des éleveureuses européenes et belges qui craignent l’impact prévisible sur les prix.
Les produits concernés par l’accord (soja, viande bovine, éthanol, sucre…) sont parmi les principaux facteurs de déforestation, d’émissions de gaz à effet de serre, de conflits fonciers et de violations des droits humains. Les pesticides utilisés dans la production de ces produits posent aussi des risques pour la santé. Entre 2018 et 2019, l’UE a exporté vers le Mercosur près de 7 millions de kilos de pesticides dont l’utilisation est interdite sur le territoire de l’UE. (...)
Les accords de libre-échange ont aussi signifié une perte de souveraineté des États et des populations dans la définition de leurs politiques alimentaires. L’information sur les accords de libre-échange est limitée, les négociations se déroulant dans un secret quasi total, ce qui entrave un débat public transparent.
L’accord UE-Mercosur a été négocié sans aucune participation de la société civile, ni consultation des communautés locales et des syndicats. La société civile européenne et du Mercosur, plusieurs parlements nationaux et gouvernements, ont exprimé leur opposition à cet accord. En dépit de cette opposition, la Commission européenne cherche à contourner ces objections en dissociant la partie commerciale de l’accord, ce qui permettrait d’adopter cette section sans l’approbation des parlements nationaux.
Vers un autre modèle
" L’alimentation doit avant tout être améliorée au niveau local, dans l’UE comme dans le Sud, et ne plus être pensée comme un produit financier à échanger" (...)
La transition vers une agriculture durable implique aussi une révision de la politique commerciale de l’Union européenne et ses partenariats autour de la souveraineté alimentaire. Cela devrait être accompagné par une réforme profonde des règles du commerce agricole pour les rendre compatibles avec l’Accord de Paris et la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysannes et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP). L’alimentation doit avant tout être améliorée au niveau local, dans l’UE comme dans le Sud, et ne plus être pensée comme un produit financier à échanger. Le système actuel d’échanges de denrées alimentaires basé sur la compétition vers le moins cher n’est pas durable et nous rend tous et toutes plus vulnérables.