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Mediapart
« Ultrariches » : le milliardaire Rodolphe Saadé soupçonné d’interventionnisme à « La Tribune »
#Saade #LaTribun #libertedelaPresse #ultrariches
Article mis en ligne le 22 septembre 2025
dernière modification le 20 septembre 2025

La rédaction de l’hebdomadaire économique est en ébullition depuis quelques jours : la rumeur court d’une étrange consigne transmise aux équipes de direction du journal de l’ultrariche Saadé… proscrivant l’utilisation du terme « ultrariche ».

« Je ne m’immisce pas dans la ligne éditoriale de [mes] journaux », a affirmé Rodolphe Saadé, mercredi 17 septembre, devant les députés de la commission des affaires économiques. Le sujet est d’autant plus épineux que le milliardaire franco-libanais vient tout juste d’ajouter le média en ligne Brut et la chaîne Chérie 25, rebaptisée RMC Life, à sa collection déjà garnie composée de La Provence, Corse-Matin, La Tribune et du groupe RMC BFM, tous rassemblés au sein de la holding CMA Médias.

Interrogé par les parlementaires de la chambre basse sur sa frénésie acheteuse dans les médias, le patron de l’armateur CMA CGM, et nouveau tycoon de la presse, a ajouté : « Les journaux ou chaînes de télévision qu’on a rachetés ont une indépendance, ce sont des journaux qui sont nuancés, qui offrent le pluralisme. »

Jugeons sur pièces. Depuis quelques jours, la rédaction de La Tribune, journal économique tombé dans l’escarcelle de l’homme d’affaires en 2023, est en ébullition. La rumeur court d’une étrange consigne transmise aux équipes de direction du journal de l’ultrariche Saadé… proscrivant l’utilisation du terme « ultrariche ». Contactée, la direction dément formellement l’existence d’une pareille interdiction. (...)

Tout commence le 10 septembre, lorsqu’une journaliste de l’hebdomadaire économique prend conscience que le titre ainsi que plusieurs intertitres de l’un de ses articles ont été modifiés après parution, sans qu’elle en ait été informée. Publié le 6 septembre, l’article intitulé « Les holdings familiales : le nouvel exil fiscal des ultrariches… sans quitter la France » se propose de décrypter les mécanismes grâce auxquels les familles les plus fortunées de France structurent leur patrimoine pour échapper à l’impôt.

Le papier est dans un premier temps publié sous ce titre sur la page d’accueil du site de La Tribune, lui offrant une belle exposition et une audience notable. L’historique de modification de l’article, que Mediapart a pu consulter, indique que celui-ci a été relu et modifié deux fois, par un rédacteur en chef, puis par un chef d’édition.

La première correction intervient la veille de la publication et est d’ordre orthographique : « ultra-riches » est transformé en « ultrariches ». La deuxième, le matin de la parution, corrige quelques fautes syntaxiques sans grande importance. Le titre proposé par la rédactrice ne pose donc dans un premier temps aucun problème et est publié. Un post, toujours visible, de La Tribune sur le réseau social X montre d’ailleurs l’article avec son titre initial. (...)

Quatre jours plus tard, alors que le papier poursuit sa vie numérique et n’enregistre pratiquement plus aucune lecture, Ludovic Desautez, directeur délégué de La Tribune, modifie l’article sans en prévenir sa rédactrice. « Holdings et pacte Dutreil : des dispositifs devenus clés pour la gestion des patrimoines », est ainsi retitré le papier, de manière plus policée. La plupart des intertitres sont également modifiés et raccourcis, faisant encore disparaître le terme « ultrariches » de l’un d’eux.

Nouvelle alerte, cette fois le 17 septembre, lorsque le mot est sabré d’un article relatant un débat entre les économistes Gabriel Zucman et Philippe Aghion. Cette fois, la correction intervient avant parution du papier.

Contactée, la direction de la rédaction dément formellement l’existence d’une consigne interne émanant de l’actionnaire ou de Jean-Christophe Tortora, directeur général du pôle presse de CMA Média : « Ce terme a fait l’objet d’un débat assez passionnant en interne », avance la direction de la rédaction, qui affirme désormais à Mediapart, au terme de l’échange avec la rédaction, « s’être rangée à l’opinion générale que ce terme n’était pas connoté et qu’il pouvait être utilisé ».(...)

Ce n’est pas la première fois que l’interventionnisme supposé de CMA CGM déclenche l’angoisse des salarié·es du titre économique. Dans le creux de l’été, un article sur les déboires de l’entreprise Verkor, start-up très en vue spécialisée dans les batteries électriques – CMA CGM a participé à une levée de fonds en 2023 –, a, lui aussi, été amputé d’une partie de son titre.

Ses autrices ont découvert que le papier, initialement publié le 4 juillet sous le titre « Chouchoute de l’Élysée, la start-up des batteries Verkor perd une partie de ses cofondateurs », a été modifié le lendemain de sa parution. « Chouchoute de l’Élysée » a été adouci en « Figure de proue de la réindustrialisation ». Les journalistes se sont vu expliquer par la direction de la rédaction que le ton du premier titre ne correspondait pas à la ligne éditoriale de l’hebdomadaire.

Les minuscules impôts de Saadé

Une conversation rapportée par plusieurs témoins met en doute ces explications. (...)

On comprend, du reste, que Rodolphe Saadé soit chafouin à l’idée que soit publié dans ses colonnes un article détaillant toutes les tactiques des ultrariches pour éviter l’impôt… car il est le premier concerné.

On peut même dire qu’il est le milliardaire qui bénéficie le plus des niches fiscales en France. (...)

À cette sous-imposition de ses mégaprofits, Rodolphe Saadé a ajouté un dispositif d’optimisation fiscale sur les dividendes remontés à sa holding familiale, Merit France SAS, qui détient 72,6 % du capital de CMA CGM. Entre 2021 et 2023, ce sont ainsi près de 5 milliards d’euros de dividendes qui ont été prélevés sur son groupe par sa holding familiale, et qui ont été imposés à seulement… 1,25 % au maximum. Il a, pour ce faire, appliqué le régime fiscal européen appelé « mère-fille ».

Peser dans le débat sur la taxe Zucman

D’autres événements récents dans les titres contrôlés par CMA CGM semblent encore témoigner d’une volonté de l’actionnaire de s’appuyer sur ses acquisitions dans les médias pour peser sur le débat public, et particulièrement sur le sujet qui cristallise toute l’attention ces derniers jours : l’écart d’imposition entre les ultrariches et le reste des contribuables.

À La Tribune, plusieurs journalistes interrogés s’étonnent que les sujets proposant de faire la pédagogie de la taxe Zucman aient été pour la plupart refusés ces derniers temps. « Du coup, le traitement de la taxe Zucman est essentiellement microéconomique, donc forcément déséquilibré et négatif, les entreprises y étant dans leur immense majorité opposées », analyse une plume de la rédaction.

La direction de la rédaction conteste cette perception et assure promouvoir un traitement éditorial équilibré. (...)

Par ailleurs, des voix se sont aussi élevées au sein de La Provence pour dénoncer la publication dans les colonnes du quotidien régional d’une tribune signée Rodolphe Saadé. Le magnat de la presse, visiblement bousculé par le rassemblement organisé sous les fenêtres de la tour CMA le 10 septembre à Marseille, a soutenu l’idée que « les entreprises ne sont pas des adversaires, [mais] des partenaires de la nation » et que la période d’incertitude appelait à « la concorde nationale ».

Le Syndicat national des journalistes, premier syndicat de la rédaction, a dénoncé dans un communiqué interne « une confusion des genres qui pourrait discréditer l’indépendance que revendique la rédaction à l’égard des pouvoirs, quels qu’ils soient ».

Pour les salarié·es de La Tribune, l’interventionnisme supposé de Rodolphe Saadé s’ajoute à la perspective d’une cure austéritaire imposée par l’actionnaire au journal. (...)

Le rapprochement prévu avec BFM Business, d’ici au 1er décembre, fait aussi craindre une tendance à la rationalisation des coûts.