José Antonio Kast, un héritier de la dictature de Pinochet, accède au pouvoir suprême par la voie des urnes. L’événement, révélateur des limites de la transition démocratique accomplie voici quatre décennies, est aussi un signal inquiétant bien au-delà du Chili.
lIl y a cinquante-trois ans, des militaires félons bombardaient la Moneda, le siège de la présidence de la République chilienne. Salvador Allende, le chef d’État socialiste démocratiquement élu en 1970, s’y donnait la mort avant que ne sévisse une dictature civile-militaire responsable de la mort de 3 000 personnes, de la torture de 40 000 autres et de l’exil forcé de centaines de milliers de Chilien·nes hors de leur pays.
Il y a trente-sept ans, un référendum a été emporté, à 55 % des voix, par les opposant·es au renouvellement du général Augusto Pinochet à la tête du pays. Une lente transition vers la démocratie s’est alors enclenchée, sous les auspices d’une Constitution forgée par le régime déchu. Mitée d’« enclaves autoritaires », selon l’expression des juristes, elle était conçue pour protéger le modèle néolibéral dont le Chili a été un laboratoire précoce sous la junte, notamment grâce à l’annihilation des libertés publiques.
Il y a six ans, à l’issue d’une mobilisation populaire historique, un processus constituant a été initié, qui devait justement permettre de jeter à la poubelle ce texte fondamental, afin de lui substituer une alternative plus inclusive et ouverte au développement d’un État social. La transition, qui s’était limitée à une « paix néolibérale » voulue par les militaires et admise par les élites politiques, y compris de gauche, promettait d’être achevée. (...)
L’échec final du processus, décevant en lui-même, préparait le terrain à une inversion encore plus radicale de la roue de l’histoire. Ce dimanche 14 décembre, c’est en effet une candidature d’extrême droite qui est sortie victorieuse de l’élection présidentielle au Chili. José Antonio Kast, qui entretient des liens historiques et idéologiques forts avec le pinochétisme, entrera donc à la Moneda, en pouvant se prévaloir cette fois-ci de l’onction populaire, acquise lors d’un scrutin où le vote était obligatoire.
Ces quelques repères historiques suffisent à expliquer le vertige que ressentent toutes celles et ceux qui ont été marqués par la mémoire de l’Unité populaire (1970-73) et des crimes commis par les bourreaux de cette tentative de passage démocratique au socialisme. On repense alors aux visages dignes capturés à l’époque par le cinéaste Patricio Guzmán, dans les années où se cherchait un « pouvoir populaire », mais aussi aux silhouettes contemporaines de femmes cherchant leurs disparus dans le désert d’Atacama, comme le même cinéaste l’a documenté dans Nostalgie de la lumière.
Le résultat d’une transition inaboutie
Ce jour sinistre dit évidemment beaucoup du Chili et de l’échec de ses secteurs les plus progressistes face aux verrous installés par la dictature pour survivre à sa fin formelle.
« Un énorme conservatisme social a persisté dans ce pays, de même qu’un modèle de marchandisation et de privatisation des existences l’a emporté, commente l’historien Olivier Compagnon, professeur à l’Université Sorbonne Nouvelle. Le legs néolibéral, que l’on voue aux gémonies depuis nos positions éthiques et intellectuelles, représente plus que jamais un horizon désirable pour beaucoup de gens. »
« La matrice néolibérale a été ancrée par les idéologues de l’ancien régime, abonde Damien Larrouqué, maître de conférences en science politique à Cergy Paris Université. L’État chilien est désargenté dans un pays riche et malade de ses inégalités abyssales. Dès lors que la mère des batailles, à savoir la réforme fiscale, a été perdue par Gabriel Boric [le président de gauche sortant – ndlr], la puissance publique n’avait pas les moyens de changer la vie. » (...)
Rien d’étonnant non plus, dans ce monde néolibéral aux alternatives bouchées, à ce que les migrants fassent figure de boucs émissaires commodes des difficultés traversées par le pays.
La transition « pactée » a aussi impliqué, ajoute Olivier Compagnon, une large impunité pour les cadres de la junte militaire, au premier rang desquels Pinochet, en dépit de la tentative de l’extrader depuis Londres au nom de la compétence universelle, en 1998. Cette absence de justice restaurative s’est accompagnée d’un révisionnisme historique croissant à propos de la dictature. (...)
Ce phénomène régional a lui-même pour contexte une vague globale d’extrême droite, des États-Unis au Japon en passant par le continent européen, contre laquelle plus aucune région ne semble immunisée. (...)
Le fait que le Chili ait été un des foyers les plus vibrants de la contestation démocratique en 2019 illustre bien la bascule qui s’est accomplie en l’espace de quelques années, marquées par la pandémie de covid, une guerre d’annexion en Ukraine, une guerre génocidaire à Gaza et le retour de Trump à la Maison-Blanche. Le monde a vieilli d’un seul coup, et emprunté une trajectoire à rebours des espoirs soulevés par le rejet explicite des inégalités et de la confiscation des pouvoirs. (...)
En premier lieu, la contre-performance de la candidate du centre et de la gauche nous rappelle qu’une amélioration du sort matériel des ménages populaires ou « petits-moyens » passe par l’abandon de privilèges fiscaux. Même si la France socialise une part bien plus conséquente de sa richesse nationale que le Chili, la tâche est bien devant elle pour remédier à la reconstitution d’un pays d’héritiers dans lequel les milliardaires ne prennent plus leur part à la solidarité nationale, tandis que des dizaines de milliards d’euros d’argent public viennent soutenir le capital sans contreparties.
En deuxième lieu, la domination de la campagne par les enjeux sécuritaires et migratoires ne doit rien au hasard. « Il y a toujours eu de l’immigration au Chili, note Olivier Compagnon, mais celle-ci n’avait jamais été au cœur de l’agenda politique, même quand des Haïtiens sont arrivés en masse en 2010 après le séisme qui a frappé leur pays. » Selon l’historien, il est difficile de faire l’impasse sur le matraquage médiatique opéré par une poignée de conglomérats qui dominent le secteur de l’information. (...)
En troisième lieu, enfin, le cas chilien nous rappelle les effets d’une Constitution délétère sur la culture politique d’un pays et de ses élites. Côté français, on peut observer à quel point l’accoutumance à la monopolisation du pouvoir ainsi que l’élaboration des calculs stratégiques en fonction de l’élection présidentielle empêchent actuellement la mise en œuvre de politiques d’intérêt général et l’adoption de dispositions visant à protéger la population d’un Rassemblement national parvenu à l’Élysée.
Tout est réuni pour que le ressentiment social se tourne vers une force prétendument antisystème, fournissant des boucs émissaires à défaut d’alternatives au modèle socioéconomique en vigueur. Et rien n’a été fait, au niveau du mode de scrutin notamment, pour empêcher que son contrôle des institutions soit potentiellement total et disproportionné par rapport à son poids réel dans les urnes. Avant de fantasmer les bénéfices du système présidentialiste, encore faudrait-il envisager le scénario de son arraisonnement par l’extrême droite.