
Quelles sont les conséquences des violences subies dans l’enfance ? Quelle part des victimes n’y survit pas ? Le professeur Thierry Baubet explique à Mediapart ce que l’on sait aujourd’hui, et ce que l’on continue d’ignorer sur ce sujet encore mal documenté.
Thierry Baubet est professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital Avicenne de Bobigny (Seine-Saint-Denis) et membre du collège directeur de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise).
Pour Mediapart, il explique l’absence de données chiffrées sur les conséquences des violences infligées aux enfants et décrypte le processus qui aggrave le risque suicidaire chez les victimes, à l’instar de celles des pensionnats catholiques (lire notre enquête). En premier lieu chez les garçons, qui, pour certains, reproduisent à l’adolescence et à l’âge adulte les violences qu’ils ont subies. (...)
Thierry Baubert (...)
Le rapport 2023 de la Ciivise évalue ainsi à 160 000 le nombre d’enfants victimes de violences sexuelles chaque année en France. Il note également que sur les 30 000 témoignages qu’elle a reçus, une personne sur trois a déjà fait une ou plusieurs tentatives de suicides. (...)
Mais de nombreuses victimes ne parlent jamais. Je pense à une thèse de médecine, faite il y a quelques années, au cours de laquelle des patients d’un service de psychiatrie, hospitalisés pour tous types de troubles, avaient été interrogés de manière strictement anonyme afin de savoir s’ils avaient été victimes de violences sexuelles. Les résultats ont montré que la plupart des victimes n’en avaient jamais parlé au psychiatre qui les suivait. Cela montre la puissance du tabou, de la honte, de l’interdit de parole.
Il y a donc vraisemblablement une part des personnes qui se suicident qui ont été victimes d’abus et de violences dans l’enfance, mais qui n’en ont absolument jamais parlé.
Quel est le processus qui aggrave le risque suicidaire chez ces victimes ?
Si les chiffres restent flous, on connaît bien, en revanche, les troubles post-traumatiques que peuvent générer les violences dans l’enfance, et leurs conséquences. De manière générale, ces troubles augmentent le risque suicidaire de façon très importante. La dépression et les addictions sont les deux principales complications, et quand il y a dépression associée, le risque suicidaire explose.
Les addictions favorisent, elles aussi, le passage à l’acte [selon le rapport de la Ciivise, « seuls 11 à 15 % des hommes victimes dans l’enfance ont déclaré n’avoir développé aucun comportement à risque » (addictions, tentatives de suicide, conduites sexuelles à risques…) – ndlr].
En revanche, l’existence d’un soutien social, familial, d’une protection, la reconnaissance du préjudice sont des éléments protecteurs.
Ensuite, il faut distinguer différentes formes de traumatisme. Quand il s’agit de traumatismes répétés vécus dans l’impuissance et dans un rapport de domination, comme c’est le cas pour ces maltraitances exercées sur les enfants, on parle de « traumatisme complexe », qui implique des atteintes à la personnalité bien plus profondes.
C’est-à-dire ?
L’enfant doit non seulement subir les actes, les violences qui sont autant de blessures, mais il doit en plus développer des stratégies de défense pour faire face à des choses horribles qui vont recommencer encore et encore et contre lesquelles il ne peut rien. Cela oblige l’enfant à utiliser des stratégies qui vont complètement perturber tout son développement ultérieur : déni de réalité, culpabilité et honte très fortes, auto-agressivité, dissociation, dépréciation de soi ou encore perte de confiance en l’humanité. (...)
Chez l’enfant et l’adolescent, cela va perturber tout ce qu’il doit acquérir. Chez un tout-petit, ça va perturber l’attachement ; chez un enfant d’âge scolaire, l’entrée dans les grands apprentissages ; chez un adolescent, la capacité à socialiser ou à tomber amoureux… (...)
Les conséquences psychiques sont-elles différentes si les violences sont physiques ou sexuelles ?
Non, c’est tout à fait pareil. Des violences physiques ou sexuelles exercées par quelqu’un qui a un pouvoir de domination sur vous et auxquelles vous ne pouvez pas échapper, ça a exactement le même effet.
Après, parler de « trauma » est réducteur. Le traumatisme, c’est un noyau de symptômes et de réactions psychiques qui peut se déployer de manière très différente selon la nature du traumatisme. Par exemple, un traumatisme sexuel va avoir des répercussions terribles sur la vie affective et sexuelle.
Les garçons victimes sont-ils « plus à risque » que les filles ?
Les tentatives de suicide ont augmenté dernièrement chez les filles, qui partaient de beaucoup plus bas que les garçons [les hommes représentent 75 % des 8 000 décès annuels par suicide en France – ndlr].
En matière de violences sexuelles, les garçons ont une difficulté encore plus importante à verbaliser. C’est quelque chose qui est assez bien décrit. Classiquement, on dit que les filles ont des troubles plutôt « internalisés », c’est-à-dire qu’elles vont ressentir des perturbations dans leurs émotions, de la tristesse, de l’angoisse, mais vont relativement facilement arriver à en parler.
Chez les garçons, les troubles sont plus « externalisés », c’est-à-dire que ça passe plus, dans les comportements, par des passages à l’acte, des prises de risque.
Ici, les stéréotypes de genre mettent les garçons en danger. (...)
La proportion d’enfants victimes de violences sexuelles qui deviennent agresseurs est assez faible, cela a été évalué. En revanche, la plupart des agresseurs ont été victimes. (...)
À l’âge adulte, les femmes agressent bien moins les enfants sexuellement que les hommes. En revanche, elles contribuent la plupart du temps au système incestueux. Les « mères protectrices », qui dénoncent l’inceste au sein de leur famille lorsqu’elles le perçoivent ou que l’enfant parle, sont moins de 10 %.