Le parc national qui borde l’Atlantique est menacé par les activités de trafiquants, de multinationales comme la française Perenco, et par une plantation appartenant à l’ancien président Joseph Kabila. Ceux qui dénoncent ces abus sont victimes de terribles violences.
Cette nuit de février 2023, lorsqu’Adèle* a été entraînée de force par deux hommes armés dans sa chambre, elle se doutait de ce qui allait suivre. Elle a croisé le regard de son mari, Kim Rebholz, qui tentait de protéger leur bébé, âgé de 1 an, du canon braqué sur eux. Adèle a compris que la moindre résistance pouvait leur coûter la vie. Alors, lorsque les hommes l’ont violée, tour à tour, elle s’est forcée à rester silencieuse.
Son mari, le Franco-Suisse Kim Rebholz, avait été recruté un an plus tôt, en mai 2022, par le gouvernement de Kinshasa pour diriger le parc marin des mangroves, zone naturelle protégée et réservoir de biodiversité situé à l’ouest de la République démocratique du Congo (RDC), à l’embouchure du fleuve Congo. Des mois plus tard, assis dans un hôtel parisien, Kim Rebholz reste hanté par cette terrible nuit. « Ils étaient venus pour moi, mais le pire est arrivé à ma femme », dit-il d’une voix presque éteinte.
Ces représailles font suite au fait que Kim Rebholz a dénoncé aux autorités congolaises l’ampleur des destructions et des menaces infligées au parc par des trafiquants, des multinationales (dont la société pétrolière franco-britannique Perenco), et même l’ancien président de la RDC, Joseph Kabila. C’est ce que révèle une enquête de l’ONG Plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF) et du média d’investigation The Bureau of Investigative Journalism (TBIJ), qui en ont partagé les résultats avec Mediapart. (...)
Les forêts tropicales, et en particulier les mangroves, où les arbres poussent dans l’eau, jouent un rôle essentiel pour contenir le réchauffement climatique. Alors que l’Amazonie, surexploitée, émet aujourd’hui davantage de CO₂ qu’elle n’en absorbe, le bassin du fleuve Congo représente désormais le plus vaste puits de carbone de la planète. Kinshasa présente d’ailleurs la RDC comme un « pays solution » à la crise climatique.
Kim Rebholz a cru en cette vision, à tel point qu’il a investi une part importante de son propre argent dans ses projets de conservation au Congo. Il était optimiste, et même « naïf », dit-il aujourd’hui. Son engagement s’est rapidement heurté aux réalités du terrain.
Les palmiers à huile de Joseph Kabila (...)
Classé comme aire nationale protégée en 1992, le parc est aussi reconnu comme une zone humide d’importance internationale majeure au titre de la convention de Ramsar. La loi congolaise y interdit donc « toute action susceptible de nuire au développement naturel de la faune et de la flore et […] d’altérer le caractère de la réserve », dont la chasse, la pêche et toute activité industrielle, agricole ou forestière.
L’Institut congolais pour la conservation de la nature (ICCN), chargé de la gestion du parc, peut toutefois lever ces restrictions, mais uniquement si les activités « restent compatibles avec les objectifs de conservation ».
C’est donc avec stupéfaction que, quelques mois après sa prise de fonction comme directeur du parc, Kim Rebholz découvre, au détour d’une patrouille, des milliers de palmiers à huile, alignés à perte de vue. La production d’huile de palme, très prisée par l’industrie agro-alimentaire, contribue massivement à la déforestation au niveau mondial. (...)
Le directeur du parc est tombé sur une véritable plantation industrielle qui s’étend sur 400 hectares, au cœur de la zone protégée. « Mais ça, c’est quoi exactement ? », demande-t-il à ses gardes. D’abord gênés, ils finissent par lui confier que le propriétaire n’est autre que l’ancien président de la République Joseph Kabila. (...)
Malgré les récents déboires de Joseph Kabila, sa plantation de palmiers est toujours florissante, comme nous l’avons constaté sur place. (...)
L’ancien directeur du parc nous a remis un document officiel explosif, rédigé par le ministère de l’environnement en 2023. Carte à l’appui, le document signale qu’il s’agit d’un « terrain spolié par une plantation privée de palmeraies appartenant à l’ancien chef de l’État dans le parc marin des mangroves, qui réduit considérablement la superficie du parc ». (...)
En 2021, un rapport de l’ONG congolaise Justicia avait déjà accusé Joseph Kabila d’avoir accaparé des terres dans un autre parc national. Peu après, un commando de quinze hommes, armés et vêtus d’uniformes militaires, a fait irruption au domicile du président de Justicia, Timothée Mbuya.
« Ils ont menacé des membres de ma famille avec des kalachnikovs et en ont violenté certains, raconte-t-il. Les hommes ont fouillé toute la maison en disant que lorsqu’ils me trouveraient, mon corps serait ramené à la morgue. Ils ont braqué une arme sur l’un de mes fils en lui disant que s’il ne disait pas où je me cachais, il allait mourir à ma place. » L’enfant n’a rien dit et les assaillants ont finalement quitté les lieux. Selon Timothée Mbuya, ils n’ont jamais été inquiétés.
Port illégal et trafic d’essence
Les palmiers à huile de Joseph Kabila sont loin d’être la seule menace qui pèse sur le parc. Avant sa prise de fonction, Kim Rebholz avait étudié les images satellitaires de la zone. C’est ainsi qu’il a repéré un port destiné au transport de troncs d’arbres. Lors de l’une de ses premières patrouilles, il s’est présenté à la grille d’entrée pour inspecter les lieux. Il s’agissait bien d’un port illégal, où s’entassaient des milliers de grumes prêts à être exportés par bateau vers la Chine. (...)
Le port appartient à Congo Dihao, un groupe chinois étroitement lié à une sulfureuse société forestière. Selon un récent rapport réalisé par des agences internationales et congolaises de conservation, Congo Dihao est « la seule grande société » qui exploite et exporte le bois de rose africain, malgré l’interdiction décrétée par la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (Cites). (...)
Blaise Mongo, militant écologiste, raconte qu’en 2018, après qu’il a dénoncé dans les médias les activités illégales de Maniema Union et l’implication de « Tango Four », des soldats ont pris sa maison pour cible et enlevé son fils, qu’il n’a jamais revu. « Les mêmes Chinois qui étaient alliés avec le général “Tango Four” continuent d’exploiter le bois. Ils ont juste changé de nom et ont trouvé de nouveaux alliés politiques », déplore Blaise Mongo. (...)
Kim Rebholz a découvert un second port illégal, consacré cette fois au trafic de carburant. Après qu’un haut fonctionnaire lui a révélé un projet de débarcadère sur une rive du fleuve Congo, il se rend sur place et constate que les arbres ont été abattus. Le terrain sert d’entrepôt à des milliers de barils en plastique remplis d’essence.
Selon Rebholz, ce port constitue une étape clé dans l’exportation de carburant de contrebande acheminé depuis une raffinerie située sur la côte nord de l’Angola jusqu’à Kinshasa. Un cadre de l’industrie pétrolière lui a confié que ce trafic représenterait près d’un tiers du carburant vendu dans la capitale. (...)
Représailles et impunité
Pour Kim Rebholz, c’en est trop. En janvier 2023, le directeur du parc marin des mangroves adresse à sa hiérarchie une lettre détaillant les délits environnementaux qu’il a constatés, dont la palmeraie de l’ex-président Kabila. Il était loin d’en imaginer les conséquences. « En l’espace d’un mois et demi, les représailles se sont enchaînées. »
Fin janvier, Kim Rebholz trouve dans son salon un mamba vert, un serpent extrêmement venimeux. Dans la nuit du 2 février 2023, sept hommes cagoulés, armés de machettes et de fusils, font irruption à son domicile. Ils lui braquent une arme sur la tempe et simulent son exécution, en présence de son bébé. Puis deux des assaillants forcent son épouse à les suivre dans leur chambre, en la menaçant de mort. « Je ne savais pas qu’elle avait été violée avant qu’ils ne partent, confie-t-il. Elle était persuadée que si elle avait crié et pleuré, je me serais mis en colère et j’aurais été abattu. »
Deux personnes employées à l’époque au parc marin des mangroves, ainsi qu’un ancien responsable local, nous ont confirmé que l’attaque a bien eu lieu. Kim Rebholz a porté plainte auprès du parquet militaire, sans résultat. Au bout de deux ans, son avocat, Venance Kalenga, s’est rendu au bureau du procureur, mais les fonctionnaires lui ont assuré qu’ils n’ont pas trouvé le dossier. « Il doit y avoir une influence politique ou des intérêts haut placés », estime Me Kalenga. (...)
Malgré l’agression, Kim Rebholz voulait poursuivre son travail. Mais lorsque les autorités lui ont indiqué qu’elles ne pouvaient plus garantir sa sécurité, il a fini par abandonner. Il a alors adressé une lettre à la ministre de l’environnement congolaise et au président Félix Tshisekedi. Il y désignait ceux qu’il tenait pour responsables de la destruction du parc : Cosma Wilungula, ancien directeur général de l’ICCN ; Augustin Ngumbi, représentant de la RDC auprès de la Cites ; et l’ancien président Joseph Kabila. (...)
Quelques mois après le courrier de Kim Rebholz les mettant en cause, Augustin Ngumbi et Cosma Wilungula ont été placés sous sanctions par le gouvernement des États-Unis pour « corruption » et « trafic d’espèces protégées ». Ils démentent et affirment qu’aucune preuve n’a été fournie.
Contactés, le gouvernement de la RDC, l’ICCN et le bureau du procureur n’ont pas répondu.
Le pétrolier français Perenco en accusation
Dès les années 1960, bien avant d’être classée comme zone protégée, la mangrove a été livrée en pâture aux compagnies pétrolières, sur un territoire recoupant en partie le périmètre actuel du parc. Ces concessions, situées dans les terres et en mer, sont aujourd’hui exploitées par la société franco-britannique Perenco, unique producteur de pétrole du pays.
Kim Rebholz raconte que lorsqu’il a pris ses fonctions, Perenco était la seule source de financement du parc. Le pétrolier fournissait du carburant pour les patrouilles, et a versé 60 000 dollars en 2022 pour les salaires et les activités de conservation, comme la protection des œufs de tortue et le nettoyage des plages.
Mais Rebholz estime, images satellitaires à l’appui, que les activités de Perenco menacent le parc. Selon lui, la côte congolaise ressemble désormais à un « gruyère ». (...)
Un ancien cadre du parc estime que Perenco est le principal pollueur : « Leurs déchets toxiques, ils les jettent directement dans l’océan et même les poissons sont empoisonnés. » Une étude de l’entreprise française VisioTerra, qui ne cite pas directement Perenco, avait conclu qu’en dix ans, entre 2002 et 2012, les fuites d’hydrocarbures provenant des plateformes et des navires au large de la RDC seraient équivalentes à la moitié de la superficie de Paris.
À la suite d’une enquête du media Disclose et d’une procédure engagée par les ONG Sherpa et Les Amis de la Terre, Perenco sera jugé l’an prochain à Paris pour préjudice écologique au sujet des pollutions que le groupe est accusé d’avoir commises en RDC, notamment dans des zones situées à proximité du parc marin des mangroves. (...)
À la suite de son rapport sur les fuites de pétrole, Serge Riazanoff, directeur de VisioTerra, continue de surveiller le parc en collaboration avec un groupe de chercheurs, notamment grâce aux images satellitaires. Il confirme la progression des plantations de palmiers à huile sur des terres déforestées. « De grandes parties du parc ont été confisquées, déplore-t-il. On est très pessimistes sur l’avenir du parc s’il n’y a pas une vraie prise en compte par le gouvernement de RDC de sa préservation. Et ce n’est pas le cas actuellement. » (...)
Désormais réfugié en France, à 9 000 kilomètres de la mangrove, Kim Rebholz regarde en arrière sans amertume. S’il reste profondément choqué par les violences subies par sa famille, il ne « regrette pas » son combat pour l’environnement en RDC. « Ce que j’espère en dénonçant ce qui s’est passé, c’est qu’il y ait une prise de conscience au niveau local et au niveau international des enjeux […] pour qu’une vision plus responsable émerge. J’espère que cette expérience peut éclairer pour l’avenir. »