
Les mouvements antiracistes et décoloniaux ont exprimé leur déception avec colère au festival Les Résistantes. Les collectifs écologistes doivent se « déblanchiser », au risque de ne jamais voir leur alliance se concrétiser.
OK, stop. » Les Résistantes, le festival de rencontres des luttes locales et globales qui se tenait du 7 au 10 août, ont réellement commencé lors de la cérémonie de clôture. Sur scène, une dizaine de militants racisés, la voix tremblante d’émotion et de colère. Sur l’herbe, les festivaliers, des personnes blanches pour la quasi-totalité, dans un silence de plus en plus chargé.
« On a tous fait le même constat : on est fatigués, on est tristes et en colère, parce qu’on a vécu beaucoup de violence, explique une première intervenante de ce collectif informel. Tout cela vient s’ajouter à un quotidien déjà très lourd pour nous. C’est d’autant plus dur de subir ce type d’agressions dans un festival où nous étions censés arriver en milieu allié. »
Une autre enchaîne : « Vous êtes tous racistes. Ceci n’est pas un festival antiraciste. Pour l’instant, il est loin de l’être. » Puis une troisième : « On ne veut pas de vos applaudissements. On ne veut plus de votre hypocrisie. On a besoin que vous nous assistiez vraiment. » Et une quatrième : « Chaque question que vous posez est centrée sur vous ; c’est trop rarement que vous nous demandez ce qu’on ressent. » Puis, alors que les orateurs descendent en pleurs de l’estrade au milieu d’un silence pesant : « Ce [silence], c’est un sentiment d’inconfort collectif. Une transformation systémique nécessite un inconfort collectif. [...] Sentez l’inconfort, la transformation antiraciste qui est en train de vous traverser, et j’espère qu’à un moment vous serez des militants antiracistes avec nous. » (...)
Le rendez-vous semble être fixé avec les mouvements de luttes sociales et environnementales : si, suite à cet appel, les transformations réclamées n’ont pas lieu, la convergence désirée de longue date entre collectifs sociaux et mouvements antiracistes et décoloniaux pourrait bien ne jamais voir le jour. Si elles engendrent une véritable évolution, elles pourraient devenir l’épisode fondateur de cette alliance qui ne parvient pas à émerger.
L’un des moments clés pour comprendre ce qui s’est joué lors de ces quatre jours de festival, c’est une table ronde consacrée aux pesticides comme forme de colonialisme chimique. Les membres du Collectif des ouvriers agricoles empoisonnés par les pesticides, dont le chlordécone, de Guadeloupe et de Martinique (COAADEP), y ont exposé longuement les ravages causés par ce pesticide utilisé de 1972 à 1993 aux Antilles, principalement pour la production de bananes, qui continue de polluer les sols et générer des maladies mortelles sur ces territoires.
Un membre du public a alors fait valoir que la France hexagonale aussi connaissait des enjeux de pollution aux pesticides, en citant l’exemple de la loi Duplomb. « La pétition contre la loi Duplomb a récolté plus de 2 millions de signatures ; personne ne soutient nos actions contre le chlordécone, malgré les nombreux morts qu’il a engendrés », ont répondu les membres du COAADEP, avant de quitter la discussion. « Il y a un manque de visibilité profond de nos luttes », condamne après coup Lilith ], membre du COAADEP. Encore sous le coup de l’émotion, elle dénonce aussi avoir été « mal accueillie » et « infantilisée » par des festivaliers lors de l’arrivée du collectif, engagé depuis le 2 août dans une marche en solidarité avec les victimes de ce pesticide.
« Pas qu’un enjeu théorique »
D’autres tensions ont émaillé le festival, amenant un grand nombre de participants racisés à faire part, publiquement, de leur colère et de leur déception. (...)
« Nous livrons notre émotion liée aux souffrances engendrées par la domination coloniale, et celles-ci sont mises à distance. Plutôt que de nous poser des questions sur le fond, ou de nous demander comment nous allons, on nous demande des conseils pour faire de l’agriculture au Chili, comme si nous étions des porte-parole du Sud Global. » (...)
il ne suffit pas d’avoir lu Malcom Ferdinand [chercheur en sciences politiques et auteur notamment de « Une Écologie décoloniale » (Seuil, 2019)], c’est avant tout une pratique politique, et créer cette commission est déjà un acte politique. »
Les organisateurs de l’événement avaient en effet souhaité insister sur l’enjeu décolonial et antiraciste, qui était l’un des fils rouges des conférences du festival, au même titre que les luttes féministes, LGBT+, contre les idées d’extrême droite, internationalistes, écologistes, paysannes et sociales.
« Il y a en ce moment des discussions partout sur le camp, et une assemblée générale autogérée sur le sujet, a expliqué Victor Vauquois, cofondateur du collectif Terres de luttes, dans la soirée du dimanche, après la prise de parole. De son côté, l’organisation va en rediscuter pour prendre à bras le corps le sujet, voir comment réparer et apprendre de nos erreurs pour pleinement contribuer à un front antiraciste, écologique et social. »
Des pistes pour « déblanchiser » les collectifs
Reste que chacun des temps consacrés à la perspective antiraciste et décoloniale a montré l’étendue du chemin à parcourir pour que les différents mouvements de lutte se mettent à la hauteur de ce qui leur est demandé.
Pour Nabil ], de l’Assemblée des quartiers, un collectif né en 2024 formant les jeunes des quartiers populaires à entrer dans l’arène politique, si l’on veut comprendre pourquoi il y a eu autant de « rendez-vous manqués », il faut souligner le peu d’intérêt porté par les écologistes aux dynamiques des populations racisées.
« Les gens ici ne connaissent pas nos histoires. Nous, on apprend vos luttes : le Larzac, Notre-Dame-des-Landes, etc. La réciproque n’est pas à la hauteur. Qui, ici, connaît le Mouvement des travailleurs arabes ou le MIB ? » interroge-t-il, en référence au Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), un mouvement politique né en 1995 dans le sillage de la Marche de 1983 (surnommée la « marche des Beurs »). Peu connu dans les courants écologistes, le MIB est pourtant l’un des éléments structurants des collectifs antiracistes et contre les violences policières contemporaines, à l’instar du Comité Adama. (...)
Cette méconnaissance des organisations politiques des quartiers n’est « pas qu’un enjeu moral, elle a des conséquences politiques », observe Tara ], du mouvement Le Next Level, qui réunit des associations concernées par les discriminations. Selon elle, s’imaginer que les quartiers n’ont pas d’histoire politique revient à penser qu’il incombe aux organisations traditionnelles d’aller politiser leurs habitants — comme s’ils étaient des sujets passifs plutôt que des acteurs politiques à part entière. (...)
Alors que plusieurs participantes racisées expliquent avoir déserté des groupes militants parce qu’elles y subissaient des agressions racistes, d’autres s’interrogent sur la manière de « déblanchiser » ces mêmes collectifs. (...)
Tous insistent sur la nécessité de ne pas faire de la « tokenisation » des personnes racisées, c’est-à-dire d’inclure dans un collectif des personnes racisées simplement comme des faire-valoir, pour leur qualité de personne racisée. Cela peut aboutir, raconte une participante, à lui mettre la pression pour représenter le collectif, dans le but de donner à voir une inclusivité de façade.
Celle-ci concerne aussi les espaces du festival baptisés Pinar Selek, Djamila Boupacha, Mahsa Jîna Amini, Ifti Nasim, bell hooks, Angela Davis... Autant de figures « token », dénoncent les militants antiracistes sur de grandes pancartes portées sur scène lors de leurs prises de parole. « En fait, vous adorez nos symboles, vous portez nos keffiehs à longueur de journée comme si vous les méritiez ; vous utilisez nos icônes, nos figures ; mais pendant ce temps, vous nous déshumanisez complètement. » (...)
Certains rappellent que tant que ces discussions débouchent vers la culpabilité des personnes blanches à l’égard des oppressions, ce sont encore les personnes racisées qui portent la « charge raciale » et doivent rassurer, voire conforter, les personnes blanches.
Tarik ], de l’association A4, qui favorise l’intégration d’exilés dans le milieu agricole, rappelle qu’il y a une différence entre intégration (qui demande que les personnes racisées fassent des efforts pour se plier aux modes d’organisation) et inclusion (qui implique de s’approcher, de manière proactive, de la position des autres). Et il interroge : « Nous, on fait l’effort de s’adapter aux modes d’organisation des Blancs, mais vous croyez vraiment que c’est la seule manière de s’organiser ? »
Lucie ], activiste pour le climat, pose enfin : « Moi, ce que j’aurais voulu, c’est des excuses, parfois : qu’on me dise “Pardon, je n’ai pas prêté attention à ce que tu as dit, ou à la personne que tu es”. »