
La période de domination incontestée des États-Unis est close, mais au profit de quel ordre du monde ? Que l’on parle de multipolarité ou de bipolarité, ou que l’on récuse ces termes, la configuration internationale actuelle se distingue de toutes celles que l’on a déjà connues.
En trois petites années, la décennie 2020 aura aiguisé le sentiment d’un dérèglement mondial tous azimuts. Les menaces sur la sécurité collective ne manquaient déjà pas, qu’il s’agisse du dérèglement climatique, de l’incrustation du djihadisme au Sahel ou de la persistance de conflits larvés à travers la planète.
Mais après avoir été secouée début 2020 par une pandémie encore en cours, la société internationale a été singulièrement brutalisée par la décision de Vladimir Poutine, en février 2022, d’envahir l’Ukraine. En lançant ses troupes sur ce pays voisin, le président russe aura transgressé le droit international de manière spectaculaire, et précipité un chaos sécuritaire, énergétique et alimentaire.
L’été suivant, la tension est montée d’un cran autour de Taïwan, un autre territoire vivant sous la menace d’une puissance nucléaire aux intentions irrédentistes, à savoir la Chine de Xi Jinping. Au mois de septembre 2022, ce dernier et Vladimir Poutine se sont d’ailleurs rencontrés à l’occasion d’un sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Ils ont affirmé leur hostilité commune à l’ordre mondial façonné par les États-Unis, de même que leur intention de jouer « un rôle pionnier » au service de la « stabilité ». (...)
Derrière ce terme de « stabilité » était explicitement visé le caractère funeste, à leurs yeux, des « révolutions de couleur ». Ces soulèvements populaires, qui ont eu lieu au cours des années 2000 sur le continent eurasiatique et ont parfois abouti à des changements de gouvernement, sont régulièrement décrits par les autocrates en place comme des ingérences occidentales, dont ils souhaitent préserver leur étranger proche et leur propre régime. (...)
L’unipolarité, ou le monde d’hier
Ces événements illustrent, autant qu’ils accélèrent, une recomposition de l’ordre international en vigueur, c’est-à-dire l’agencement des puissances et des relations qu’elles entretiennent à l’échelle du monde. Comme s’il avait fallu une génération pour que soit définitivement refermée une parenthèse qui fut ouverte au lendemain de la chute de l’Union soviétique, et caractérisée par une suprématie incontestée des États-Unis. (...)
La dynamique est en marche depuis de nombreuses années. En 2007, lors de la Conférence de Munich (un forum annuel consacré aux questions de sécurité), Vladimir Poutine avait fait sensation en qualifiant d’« inadmissible et impossible » le « modèle unipolaire ». Dans Géopolitique de la Russie (La Découverte, 2022), le chercheur Lukas Aubin décrit sa stratégie au long cours, consistant à exploiter opportunément les failles des discours et des pratiques occidentales, afin de promouvoir sur tous les continents « un nouvel ordre mondial non occidental et polycentrique ».
Le Parti communiste chinois (PCC) n’est pas en reste. Après avoir fait profil bas en même temps qu’il quittait ses oripeaux révolutionnaires au sortir des années 1970, il n’a eu de cesse, au tournant du millénaire, d’annoncer un monde « multipolaire ». Et depuis son avènement en 2012, Xi Jinping affiche clairement sa volonté que la puissance chinoise y retrouve un rang prééminent, sinon premier. (...)
Chine et Russie, au demeurant, ont intensifié les relations économiques, militaires et diplomatiques qu’elles entretiennent entre elles. (...)
Au-delà des stratégies russe et chinoise, beaucoup d’autres puissances ont choisi de remettre en cause ce qu’il est convenu d’appeler « l’ordre international libéral ». Delphine Allès, professeure de science politique à l’Inalco, relève que la notion de « non-alignement » est de plus en plus mobilisée par une série d’acteurs plus secondaires, comme l’Inde ou l’Indonésie, mais pas de la même façon qu’au temps de la guerre froide, lorsque cette notion exprimait l’idée d’une troisième voie entre le bloc atlantique et le bloc soviétique. (...)
Ce contexte éclaire la crise du multilatéralisme. Durant la courte ère unipolaire amorcée dans les années 1990, les régimes internationaux de coopération avaient connu une certaine dynamique. Depuis, celle-ci s’est enrayée. Et pour cause : elle ne reflétait pas tant une marche irrépressible de l’humanité vers le droit et la morale, qu’une structure d’intérêts et de pouvoirs largement dominée par les démocraties libérales. Or ces dernières ont décliné au profit des autocraties, en quantité comme en capacité à peser sur les relations internationales.
Cela ne signifie pas que les pratiques multilatérales aient complètement cessé. Mais l’esprit libéral qui les sous-tendait, recherchant la production de normes universelles dans le cadre des Nations unies, a fortement reculé. (...)
La hiérarchie des puissances des années 2020
Doit-on pour autant en conclure que l’on a affaire à du désordre plutôt qu’à un ordre international ? Et se contenter de décrire ce dernier comme un « magma illisible », selon l’expression choisie par le philosophe Pierre Hassner il y a quelques années ?
D’un point de vue politique et citoyen, si l’enjeu est de se repérer dans la myriade d’événements qui nourrissent les flux d’actualité, en rester là ne serait guère satisfaisant. D’autant que du point de vue de la connaissance, on peut tout de même identifier les dynamiques qui font muter l’ordre international, à défaut de définir un état stabilisé de ce dernier.
À cet égard, l’évolution de la hiérarchie des puissances est assez claire. Les États-Unis restent à son sommet, « dans une catégorie à part dans la mesure où ils sont les seuls à pouvoir intervenir de manière significative partout dans le monde », selon les mots d’Olivier Schmitt. Pour autant, leur déclin est réel, et leur hégémonie singulièrement érodée. (...)
D’un autre côté, leur capacité et leur légitimité à peser sur les affaires du monde ont diminué. (...)
Durant la décennie 2000, les dirigeants états-uniens ont englouti des ressources énormes dans une « guerre contre le terrorisme » et des aventures expéditionnaires hasardeuses. Celles-ci ont déstabilisé des régions entières et décrédibilisé le système de sécurité collective que les États-Unis prétendent faire respecter à d’autres.
Leurs forces, certes énormes, sont dispersées sur le globe. Or, elles sont mises au défi dans les espaces régionaux où la Chine et la Russie testent le droit international et mettent au point des stratégies visant à empêcher ou à compliquer une éventuelle intervention états-unienne. « Il s’agit là d’une évolution significative, estime Adrien Schu : la maîtrise américaine des espaces partagés (ciel, mer et espace) se trouve ainsi contestée localement, rendant toute opération potentielle beaucoup plus risquée, et donc beaucoup plus coûteuse. »
La fragilité de la puissance états-unienne est aussi domestique. La polarisation politique et culturelle est extrême, les classes moyennes et populaires ont été laissées sur le carreau d’un capitalisme de bas régime, et la qualité du système démocratique s’est dégradée. L’administration Biden en a conscience. (...)
Au second rang de la hiérarchie des puissances vient la Chine, en raison de l’ampleur de sa richesse nationale et du réseau d’infrastructures qu’elle construit à son profit, mais aussi de la montée en puissance inédite de l’Armée populaire de libération (APL). « Aujourd’hui, la Chine possède la deuxième armée du monde. Et par ses effectifs, le nombre de ses bateaux sinon encore de ses avions, elle est la première », rappelle le sinologue Jean-Pierre Cabestan dans son dernier livre.
Sa stratégie d’influence se fait tous azimuts : du côté des enceintes multilatérales existantes, en tant que bailleur de fonds significatif et en plaçant ses cadres à la tête d’agences spécialisées ; mais aussi sur plusieurs continents, dont l’Afrique, où elle s’impose comme un partenaire commercial privilégié, joue un rôle de créancier, façonne son image par des actions sanitaires et culturelles, et s’offre même comme un pourvoyeur de sécurité. (...)
Un monde « bipolaire », « multipolaire » ou « a-polaire »
De manière assez radicale, Delphine Allès suggère que le monde serait devenu a-polaire. (...)
« Trois camps émergent, décrit-il : les démocraties libérales occidentales et leurs alliés, qui condamnent tout ; une minorité clairement révisionniste de l’ordre international, qui ne condamne rien ; et un groupe attentiste de 80 à 90 pays, qui condamnent le non-respect de la souveraineté et des frontières de l’Ukraine, mais sont hostiles aux normes libérales sur les droits de l’homme car ils ne veulent pas être embêtés eux-mêmes. C’est ce “ventre mou” qui va être l’objet de la compétition entre les deux autres groupes. » (...)
Dans la mesure où ces deux groupes sont respectivement dominés haut la main par les États-Unis et la Chine, certains affirment que nous vivons dans un ordre international redevenu bipolaire. (...)
De fait, l’Union européenne semble encore incapable de transformer les atouts cumulés de ses États membres sur le plan géostratégique, faute d’une « raison d’État » commune. Quant à la Russie de Vladimir Poutine, sa fuite en avant guerrière et les limites de ses ressources domestiques la laissent finalement assez isolée.
Selon Øystein Tunsjø, la situation confère aux États-Unis et à la Chine le statut de « superpuissances ». Il soutient que la distribution du pouvoir entre les deux pays ressemble d’ailleurs à celle qui prévalait au début du précédent système bipolaire, qui avait opposé les États-Unis et l’Union soviétique au siècle précédent. Sa position, très argumentée, reste cependant minoritaire. Dans la littérature internationale, beaucoup préfèrent parler de multipolarité ou de « polycentrisme ». (...)
S’il existe l’équivalent d’une guerre froide, celle-ci sera en effet d’un autre type que celle qui a prévalu au XXe siècle. Et si la multipolarité doit prévaloir, elle ne prendra pas le même visage que les rivalités de puissance qui se sont exprimées au XIXe siècle.
Il y a d’abord la nature de la compétition idéologique. Celle-ci existe, puisque les puissances qui rivalisent ne partagent pas les mêmes normes de ce que devraient être les relations internationales. (...)
Il y a ensuite la question de l’interdépendance des puissances concernées. Celle-ci a déjà été une réalité par le passé, notamment dans le monde d’avant la Première Guerre mondiale, décrit par l’économiste Suzanne Berger comme une « première mondialisation ». Cela n’avait d’ailleurs pas empêché le conflit d’advenir, ni que cette interdépendance puisse être retournée comme une arme. Mais cette fois-ci, les choses sont différentes.
L’interdépendance est en effet beaucoup plus prononcée qu’elle ne l’a jamais été. Olivier Schmitt souligne que les grandes puissances du début du XXe siècle pouvaient compter sur « une intégration verticale de leurs économies dans le système colonial », qui leur permettait de préserver une relative autonomie. Les échanges mondialisés étaient par ailleurs sécurisés par la puissance britannique, dont la marine contrôlait les mers.
« Aujourd’hui, fait valoir le chercheur, on a créé des chaînes de valeur et d’approvisionnement énergétique avec des États qu’on ne contrôle plus nécessairement, avec une infrastructure déconnectée des grandes puissances. » Il en résulte à la fois plus de raisons de coopérer et de ne pas déraper dans des confrontations directes ni généralisées, mais aussi plus de fragilités potentielles lorsque le conflit surgit, comme l’Europe est en train de l’expérimenter douloureusement en raison des dépendances qui étaient les siennes vis-à-vis de la Russie. (...)
Enfin, le soubassement économique de l’ensemble des relations internationales subit lui-même une évolution sans précédent. Non seulement parce que le mode de production capitaliste n’avait jamais été prévalent à ce point, mais aussi parce que ses pôles et son régime d’accumulation ne sont plus les mêmes. Cela affecte nécessairement les logiques de puissance, même si celles-ci ont leur autonomie. C’est l’objet du prochain épisode de cette mini-série sur un monde en bascule.