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Mediapart
Après le Bangladesh et le Sri Lanka, la jeunesse du Népal congédie sa classe politique
#Nepal #revolutions #jeunesse
Article mis en ligne le 18 septembre 2025
dernière modification le 15 septembre 2025

En une semaine, la génération Z du pays himalayen a fait tomber son premier ministre puis désigné en ligne une remplaçante par intérim. Reste pour les 30 millions d’habitants à transformer cette révolte éclair en projet politique, à l’approche des législatives anticipées de mars.

Katmandou (Népal).– Certains bâtiments du quartier institutionnel de Katmandou venaient d’être restaurés. Le séisme de 2015, qui avait fait près de 9 000 morts au Népal, avait fissuré le vaste complexe néoclassique de Singha Durbar, siège du pouvoir. Le Parlement, déclaré inutilisable, avait été transféré dans un centre de conférence construit grâce à un financement chinois pour l’Association sud-asiatique pour la coopération régionale (ASACR).

Dix ans plus tard, la jeunesse népalaise a fait tomber encore plus de ministères que le tremblement de terre – et avec eux, un gouvernement. Le séisme politique s’est produit lundi 8 septembre, lorsqu’un rassemblement pacifique à Katmandou s’est transformé en insurrection contre la classe politique. Quand les premiers manifestants sont tombés sous les balles de la police, les Népalais·es sont descendu·es en masse dans la rue et ont submergé les forces de sécurité dans tout le pays himalayen. (...)

La colère était telle que tout ce qui est associé aux élites est parti en flammes : le Parlement, la Cour suprême, les ministères, mais aussi des stations de police, des villas, des hôtels et le siège du quotidien The Kathmandu Post. Face à cette révolte aussi imprévue qu’inédite, le premier ministre Khadga Prasad Sharma Oli a démissionné. Au total, au moins 72 personnes sont mortes et 2 000 ont été blessées. (...)

De TikTok aux incendies

Comment le Népal en est-il arrivé là ? C’est d’Indonésie, où la jeunesse s’opposait aux forces de l’ordre en août, qu’ont germé les graines de la révolte, selon Ayusha, 18 ans. « Les étudiants indonésiens postaient sur TikTok des vidéos contre les fils de politiciens corrompus, qui étalent un mode de vie fastueux et indécent, raconte cette étudiante en économie. Au Népal, nous avons les mêmes “Nepokids” et nous avons commencé à les incriminer en ligne. »

Lorsque le gouvernement interdit Facebook et Instagram, beaucoup y voient un moyen de couvrir ces dérives. La contestation contre la corruption passe alors off line. Le gouvernement ne sait pas encore qu’il ne lui reste que quelques heures à vivre.
L’insurrection du 8 septembre s’annonce très coûteuse pour le pays, qui ne pourra pas compter sur l’aide internationale comme lors du séisme de 2015. Des estimations très provisoires dans la presse économique népalaise avancent un montant de 2 à 20 milliards d’euros de dégâts directs et indirects. Des porte-parole de la jeunesse se sont dissociés des violences, accusant des casseurs opportunistes.

« Au-delà des montants, la génération Z a brûlé des symboles. Cette explosion traduit le sentiment que, pour changer le pays, il faut abattre un système gangrené », juge Raghu Bir Bista, professeur d’économie à l’université Tribhuvan de Katmandou.

Comprendre ce dégagisme de la jeunesse, qui ne s’est pas limité aux citadin·es connecté·es de Katmandou, suppose de comprendre sa frustration.

En 2008, les Népalais·es ont aboli la monarchie. En 2015, ils ont adopté une Constitution parlementaire porteuse d’espoir. « Depuis, malheureusement, des premiers ministres soi-disant communistes se sont succédé, pratiquant dans les faits un capitalisme de connivence, éclaboussé de scandales de corruption », explique Raghu Bir Bista. (...)

Conséquence du clientélisme des élites, du séisme de 2015, de la pandémie de covid et d’une crise bancaire en 2023, la croissance en dents de scie du Népal (de + 7 % à − 2 % selon les années) n’a guère profité à la population. Le PIB annuel par habitant, 1 447 euros, est le plus faible du sous-continent, selon la Banque mondiale, tandis que le chômage des 15–24 ans reste supérieur à 20 %. (...)

Plébiscite numérique

Le 9 septembre, l’armée, restée à l’écart de la répression, est parvenue à instaurer un couvre-feu. Katmandou ne s’anime dès lors plus que deux heures le matin et le soir, mais le pays relève la tête.

« On était tous sous le choc, on se demandait ce qui allait se passer alors qu’il n’y avait plus de gouvernement », raconte Debesh. La génération Z retourne en ligne. Sur Discord, messagerie prisée des joueurs et des joueuses, un débat s’ouvre pour désigner un nouveau dirigeant. « Des appels géants rassemblaient jusqu’à 10 000 personnes ! C’était chaotique : chacun épluchait la Constitution, avançait des noms, jusqu’à ce qu’un consensus émerge. »

Sushila Karki est la première cheffe de gouvernement élue sur Discord ! (...)

La discussion s’engage alors entre des porte-parole de la jeunesse, le président et l’armée. Vendredi 12 septembre, peu avant minuit, la fumée blanche apparaît : l’ancienne cheffe de la Cour suprême, Sushila Karki, est désignée première ministre. La décision, anticonstitutionnelle mais largement unanime face au vide politique, marque une rupture.

À 73 ans, sans attache avec les partis discrédités, Sushila Karki s’est forgé une réputation de magistrate incorruptible en menant plusieurs affaires de détournements de fonds. « C’est la première cheffe de gouvernement élue sur Discord ! », plaisantent, à moitié sérieux, les jeunes de Katmandou.

Dans les rues de la capitale, le soulagement domine. (...)

La révolte de 2024 au Bangladesh, qui a chassé l’autoritaire Sheikh Hasina, et celle de 2022 au Sri Lanka, qui a fait tomber le clan affairiste des Rajapaksa, présentent de frappantes similarités avec celle du Népal.

Toutes trois ont été menées par la jeunesse en dehors des partis, signe d’une profonde défiance à leur égard. Les manifestations ont pris une forme hybride, mêlant organisation numérique décentralisée et porte-parole apparus seulement après la fuite des dirigeants. La jeunesse n’y a pas porté de projet marqué à gauche ou à droite, mais plutôt le retour à l’esprit d’une Constitution parlementaire pervertie par la corruption et le populisme qui gangrènent l’Asie du Sud.

« La génération Z est un grand bloc insatisfait qui exige un gouvernement compétent sans avoir une idéologie structurée », poursuit Sanjeev Humagain, pour qui ce « Printemps d’Asie » livre quelques leçons. « Une grande colère peut balayer des dirigeants, mais si les gens baissent la garde, d’autres prennent le pouvoir. Le Sri Lanka en a donné un exemple : Rajapaksa parti, un proche a gouverné et le mouvement s’est éteint. »

Malgré la nomination de Sushila Karki, de petits attroupements se formaient à nouveau lundi 15 septembre près du Parlement. Signe que la jeunesse népalaise n’entend pas rester sagement chez elle.