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La vie des idées
Le genre de la dette
#femmesdemenage #dette #microcredit #femmes #capitalisme #inegalites
Article mis en ligne le 28 septembre 2025
dernière modification le 26 septembre 2025

Les femmes des ménages modestes assument souvent la charge des dettes domestiques. Occulté dans les statistiques de flux financiers, ce rôle nourrit pourtant des rapports de pouvoir genrés au cœur des économies capitalistes.

Qu’ont en commun une femme au foyer dalit du Tamil Nadu en Inde, une petite commerçante wolof, conjointe d’un époux polygame de la région de Thiès au Sénégal [1], une ouvrière suisse, mariée et mère de deux enfants [2] ou une veuve afro-américaine empêtrée dans les subprimes ? Par-delà la diversité des structures familiales, des sociétés et des économies dans lesquelles elles s’inscrivent, ces femmes de milieux modestes gèrent au quotidien la dette, mais aussi la honte, gravée dans leurs corps. L’ouvrage important et passionnant d’Isabelle Guérin, Santosh Kumar et Govindan Venkatasubramanian « La femme endettée. Parenté, sexualité et capitalisme » met au jour un phénomène social massif, mais laissé dans l’ombre : le genre de la dette (et du crédit).

Loin de la figure du banquier et du trader souvent mise en avant, ce sont des femmes pauvres qui, en gérant les dettes domestiques, sont des piliers du capitalisme financier dans les Nords comme les Suds. Elles incarnent une éthique du devoir, de la redevabilité et de la culpabilité. Elles déploient des savoir-faire complexes de calcul, de négociation et de planification pour jongler avec les dettes du ménage.

C’est à elles qu’incombe l’ingrate charge mentale, émotionnelle, calculatoire et financière de la dette. L’enquête minutieuse menée par les auteur·ice·s montre que les femmes de la région de South Arcot, au nord du Tamil Nadu, remboursent 80% des dettes familiales. Elles paient ainsi les dettes contractées en leur nom comme celles d’autres membres de la famille. Au prisme de la dette se révèlent des relations de pouvoir à l’intersection du genre, de la classe, de la caste ou de la race. Ce n’est pas propre à cette région indienne. Les prêts subprimes ne ciblaient-ils pas en priorité les femmes pauvres, tout particulièrement noires [3] ?

Si l’ouvrage s’attache d’abord au monde tamoul, sa portée est donc plus générale. Des contrepoints avec d’autres territoires (Amérique latine, Afrique) et époques (Angleterre victorienne) montrent combien la femme endettée est une figure récurrente des économies capitalistes émergentes comme développées.

Faire affleurer le tissu social de la dette par une méthodologie originale (...)

Ces approches méthodologiques et conceptuelles éclairent la matérialité, la symbolique, la quantification et la temporalité des dettes des femmes. C’est grâce à leur articulation que le travail de la dette devient objet de savoir et que sa corporéité entre dans le champ analytique : la question des corps féminins, absente au départ, s’avère centrale (cf. infra). (...)

Un travail genré et invisible de la dette, inscrit dans une relation de crédit inégalitaire

Au bas de la pyramide, le «  travail de la dette  » est à la fois productif, invisible et non rémunéré. Négocier les prêts, suivre les échéances, jongler entre sources de crédit exige des compétences cognitives, émotionnelles, mnésiques et relationnelles sophistiquées. Les femmes combinent ainsi cinq, dix, quinze dettes différentes, en partie cachées, notamment au mari. Un travail domestique invisible, mais indispensable au fonctionnement de l’économie : 99 à 100% des ménages sont endettés et, sur un revenu de 100 roupies, 48 sont destinées au remboursement des dettes, dont 30 aux intérêts.

L’ouvrage donne à voir l’ambivalence de la dette, source d’exploitation et parfois d’émancipation. Il met en lumière les figures plurielles de la femme endettée : « there is no universal indebted woman » (...)

Par-delà la diversité des incarnations de la femme endettée, cette relation inégalitaire au sein du ménage et entre une débitrice et un prêteur est une constante.
Femmes, foyer et financiarisation

« La dette des femmes est-elle le produit du capitalisme, du patriarcat ou des deux ? », s’interrogent les auteur·ice·s (p. 3), avec en toile de fond la financiarisation des économies dans les Nords et les Suds.

En Inde, la création au début des années 2000 d’un marché financier féminin jusque-là inexistant a entraîné la féminisation du crédit et de la dette. Le microcrédit, promu comme outil d’émancipation et d’entrepreneuriat, enferme souvent les femmes dans un rôle de ménagère endettée. Il « alimente la transformation des femmes dalits en femmes au foyer » (p. 67). Les prêteurs se tournent spécifiquement vers elles, convaincus de leur fiabilité et de leur éthique stricte de remboursement. Le microcrédit s’adresse dans 98% des cas à des femmes en Inde et à 80% dans le monde. Il révèle et reproduit les hiérarchies patriarcales et de caste, en particulier pour les dettes « honteuses ». Ainsi, le marché, loin d’abolir les dominations, les déplace et les reconfigure. Il va souvent de pair avec un modèle familial assignant les femmes au rôle de mère et d’épouse au foyer et les hommes à celui de pourvoyeurs de revenu. (...)

Réalités confidentielles : le corps et le sexe de la dette

Fruit de confidences de terrain, le chapitre Bodily collateral dévoile comment le corps des femmes sert de collatéral implicite. En l’absence de capital, le corps devient une forme de garantie. Les femmes doivent à la fois faire montre de respectabilité (pudeur, chasteté) et exposer leur corps pour avoir accès au crédit : arts de la présentation de soi, séduction, voire rapports sexuels. Le corps est un actif – corps valorisé en tant que gage, au sens d’un bien dont le prêteur peut se saisir – et, en même temps, stigmatisé : insoluble tension. (...)

Ici aussi l’ouvrage donne à voir la diversité et l’ambivalence des situations. Des relations de prêt sombrent dans l’exploitation sexuelle, d’autres se muent en relations amoureuses, documentées dans le chapitre Debt and love. Le prêteur devient ici amant, dans une relation complexe mêlant crédit et plaisir sexuel. Mais ce lien est vécu comme immoral, générateur de honte et de culpabilité intérieure. L’endettée tente de compenser cette dette immatérielle par une soumission accrue à de nouvelles obligations familiales. La culpabilité sexuelle, inscrite dans l’histoire coloniale des normes patriarcales, participe de la dynamique de la dette.

Capitalisme, collatéral et dette écologique (...)

Enfin, à l’heure du capitalocène [7], les analyses de La femme endettée mériteraient d’être transposées dans le champ de la dette et de la comptabilité écologiques : les femmes pauvres des Suds ne sont-elles pas en première ligne du care environnemental et les plus impactées par les dérèglements planétaires en cours, alors même qu’elles n’en sont pas responsables et que la fécondité de leurs corps est souvent pointée, à tort, comme fautive du changement climatique ?