
Le tribunal administratif de Lille a invalidé le plan de 2 389 licenciements du géant de la grande distribution. Les deux points sur lesquels s’appuie le tribunal éclairent les montages complexes de sociétés prévalant dans la galaxie de la famille Mulliez. Leur portée pourrait être grande.
En annonçant, le 23 septembre, l’invalidation du plan de 2 389 licenciements chez Auchan, le tribunal administratif de Lille a porté un coup, ou plutôt deux coups sévères à l’entreprise. Et ses répercussions pourraient toucher l’ensemble des grands groupes en France.
Annoncé le 5 novembre 2024, après des années de pertes de l’entreprise, en même temps que la suppression de 1 254 postes chez Michelin, et signé en mars par la CFDT, la CFTC et la CFE-CGC – qui rassemblent les trois quarts des salarié·es d’Auchan –, ce « plan de sauvegarde de l’emploi » (PSE), selon la terminologie officielle, avait été validé en avril par l’administration (la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités – Dreets).
Le tribunal administratif avait été saisi par la fédération CGT du commerce, d’une part, et par les élu·es du personnel de la filiale d’Auchan spécialisée dans la livraison à domicile – à qui Mediapart avait donné la parole début 2025 –, de l’autre. (...)
Auchan se retrouve, il est vrai, face à de sérieuses difficultés. La décision du tribunal fige pour deux ou trois mois la situation dans l’entreprise, le temps que la cour administrative d’appel se prononce. Pour l’heure, presque 1 200 personnes ont déjà reçu leur lettre de licenciement, selon les syndicats. Un peu plus de 300 autres ont été reclassées chez Auchan, 250 ont pris un plan de départ volontaire, et 140 sont parties à la retraite.
Le groupe souligne que « ce jugement ne critique en rien la qualité du plan de sauvegarde de l’emploi », ni « les efforts et les moyens qu’Auchan a déployés ». Il assure également ne pas voir remis en cause « les licenciements pour motif économique qui ont été notifiés ».
Il est pourtant difficile de répondre de manière absolue à la question de savoir si la décision du tribunal permet ou interdit la réintégration des salarié·es qui ont été licencié·es. Le Code du travail autorise la réintégration dans certains cas, quand cela est possible, ou si le ou la salarié·e et l’employeur se mettent d’accord sur cette option. Dans le cas contraire, une indemnité équivalant à six mois de salaire au minimum est octroyée. Et dans tous les cas, les prud’hommes doivent être saisis par le ou la salarié·e.
Montage éminemment complexe
Mais paradoxalement, cette question n’est sans doute pas celle qui met le plus en difficulté Auchan. Car dans son argumentation, le tribunal administratif pose deux objections, qui sont autant d’épines dans le pied de l’entreprise, et au-delà, de nombre de grands groupes qui ont l’habitude de jouer avec les règles du dialogue social en fonction de leurs intérêts.
Les deux points concernent le montage éminemment complexe qui prévaut dans le groupe Auchan, mais surtout dans toute la galaxie de la famille Mulliez, qui détient aussi, via une myriade de holdings, de sociétés en cascade et de participations croisées, Decathlon, Leroy Merlin, Kiabi, Norauto ou Boulanger. Le jugement « procède d’une interprétation des procédures que nous contestons », a d’ailleurs commenté Auchan, qui ne s’y est pas trompé.
Premier motif d’invalidation par le tribunal administratif : l’accord collectif sur le PSE n’aurait pas dû être signé au niveau du groupe, mais par les représentant·es du personnel de chacune des cinq sociétés qui composent l’entreprise sur le papier, à savoir celles qui chapeautent les supermarchés et les hypermarchés, la branche gérant l’e-commerce, celles des achats de marchandise à l’étranger et celle des services support. (...)
Le second motif retenu par le tribunal administratif, défendu depuis longtemps par l’avocat de la CGT Franck Condemine, est tout aussi symbolique, et sa portée pourrait être dévastatrice : Auchan n’a pas donné d’information économique sur un périmètre suffisamment large de ses activités.
Au lieu de communiquer strictement sur l’état économique et financier de l’entreprise, il aurait fallu élargir à celui des trois sociétés qui en exercent le contrôle réel – toujours au moyen d’une cascade de plusieurs sociétés intermédiaires. Cela aurait permis de juger des réelles difficultés de l’entreprise et de ses actionnaires, mais aussi de la pertinence des moyens mis en œuvre pour financer le plan de licenciements, puisque ceux-ci dépendent de la santé financière de l’employeur. (...)
« Cela va bousculer les équilibres, Auchan va avoir du mal à passer à côté de sa responsabilité sociétale, savoure Gérard Villeroy. Cela fait des années que les élus du personnel d’Auchan et d’autres entreprises appartenant à la famille Mulliez essayent de démontrer que nous appartenons tous à un même groupe. Cela ouvre la porte pour prendre en compte des entreprises en meilleure santé… » (...)
Les syndicalistes font même un pas de plus que le tribunal, en espérant que si un tel lien est reconnu, il permettra aussi d’explorer le reclassement des salarié·es ayant perdu leur poste à l’échelle de toute la nébuleuse Mulliez. « Il est difficile d’imaginer pourquoi un vendeur chez Auchan ne pourrait pas retrouver un emploi de vendeur chez Decathlon », pointe Judith Krivine. « Nous pensons qu’en faisant appel, c’est surtout cet aspect du jugement qu’Auchan cherche à combattre », glisse Franck Martinaud.