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Mégafeux : « Il n’y a pas de lieu à l’abri »
#rechauffementclimatique #incendies #traumatismes #memoire
Article mis en ligne le 6 août 2025
dernière modification le 1er août 2025

Elise Boutié étudie l’effet des incendies de forêt sur les personnes touchées, aux États-Unis et à Marseille. Après un feu hors-norme, les victimes veulent d’abord oublier, au risque de nier le changement climatique. Entretien.

(...) Élise Boutié : Ce qui se passe après un incendie comme celui sur lequel j’ai travaillé dans la commune de Paradise, en Californie, en 2018, c’est vraiment un choc. Je parle de traumatisme climatique, même si là où j’ai travaillé, il y a énormément de déni du changement climatique. Le traumatisme se manifeste malgré tout par du stress post-traumatique, avec des pertes de mémoire, des troubles de l’élocution, des insomnies, des cauchemars, l’impossibilité de revenir sur les lieux, et le fait de revivre en permanence la scène, auquel s’ajoute une hypervigilance. Les gens guettent les moindres notifications, les cartes interactives des départs de feu, etc. C’est d’abord et avant tout un gros choc individuel et collectif, qui engendre aussi une sorte de tabou.

Ce sont des impacts à vie, de perdre une maison dans le feu ou d’avoir été menacé par un feu extrêmement proche, extrêmement puissant, rapide. (...)

Il est ensuite très difficile de parler du feu, de la forêt, autrement que dans une rhétorique du choc dans la communauté qui a vécu l’incendie. Il est difficile d’y intégrer de la nuance, et aussi de pointer les responsabilités.

Cet état dure-t-il encore des mois après le feu ?

Ce que j’ai observé en Californie, c’est qu’assez vite après le choc vient le besoin de réaffirmer qu’on ne va pas être déterminé ni anéanti par cet événement de l’incendie. C’est une mentalité propre aux États-Unis : l’environnement peut être hostile, mais il faut malgré tout conserver la « force pionnière ». (...)

La deuxième étape est donc de vouloir réaffirmer sa place en haut de l’échelle de la nature.

J’étais sur place à Paradise au moment de l’anniversaire de l’incendie de Camp Fire, un an après l’événement. Là, le discours majoritaire et écrasant était vraiment : « On va se relever, on va reconstruire, ça n’est qu’un accident, on ne va pas se laisser abattre. » Tout cela dans un travail d’orchestration de l’oubli, dans une mise en scène du fait qu’on va effacer l’événement pour essayer de ne plus être marqué aussi fortement par lui.

J’entends les mêmes phrases que celles entendues à Paradise, prononcées par des victimes d’autres incendies. Depuis sept ans que cet incendie de Paradise a eu lieu, les mêmes phénomènes se répètent, comme après le feu de Los Angeles, en janvier 2025. L’affirmation du « on va s’en remettre » empêche le travail de transmission. (...)

Ce qui joue aussi, c’est la manière dont on explique l’incendie. On voit différents registres d’explication selon les affiliations politiques, religieuses, les croyances personnelles. Par exemple, l’incendie sur lequel j’ai travaillé a été déclenché par un équipement électrique défectueux de la compagnie d’électricité californienne.

Cet imaginaire reste présent, celui de combattre l’environnement, de l’apprivoiser, de le contrôler et de s’y installer, quoi qu’il en coûte

En plus de ça, il y a eu un vent très fort. En plus de ça, l’été était très sec. En plus de ça, les pluies ont tardé à venir. Si un de ces paramètres n’avait pas été présent, les choses auraient pu se passer autrement, c’est ce qu’on entendait sur place. Le fait de vouloir amoindrir l’impact de l’incendie passe aussi par la manière dont on se le raconte, et comment on se raconte aussi qu’il aurait pu ne pas avoir lieu.

Voyez-vous ici des parallèles avec la France ?

En France, on pointe les responsabilités politiques plus rapidement. Le préfet n’a pas été présent, il n’a pas dit ça au bon moment, etc. En Californie, sur mon terrain, la mentalité anti-gouvernementale est très prégnante. Mais au moment de l’incendie en revanche, il y a eu énormément d’attentes de la part de la population envers les autorités pour qu’elles envoient le signal d’évacuer. Alors qu’au quotidien, les gens veulent que les agents de l’État restent le plus possible en dehors de leur vie. (...)

difficulté de remettre en cause le mode de vie promu par ce qu’on appelle le rêve américain : la maison individuelle, l’étalement urbain, la nature comme un beau décor à regarder depuis chez soi. (...)

À Marseille, les événements de la canicule et de l’incendie sont racontés ensemble. Là où aux États-Unis, l’événement du feu n’est pas replacé dans le récit du changement climatique. Ce qui est contradictoire dans un sens et compréhensible dans un autre : face au changement climatique, on a tendance à « attendre » un signal, que quelqu’un ou quelque chose nous dise que c’est grave ce qu’il se passe. (...)

La ville de Paradise sur laquelle j’ai travaillé, c’est 27 000 habitants. C’est toute une ville qui part en fumée, avec des matériaux qui n’ont absolument pas vocation à rentrer en combustion, comme les machines à laver, les textiles, les pots de peinture dans nos garages, les colles des joints de salles de bain. Toutes ces matières-là sont extrêmement toxiques quand elles brûlent, et elles brûlent très vite, très fort dans le mégafeu, et se déposent ensuite en cendres sur la terre. Après, les pluies font passer ces matières toxiques soit dans les cours d’eau, soit directement dans les nappes phréatiques. Cette pollution est absolument intégrée dans le sol et les eaux, elle dure longtemps, mais n’est pas visible.

À Paradise, il y a eu un énorme tabou sur le sujet. Personne ne disait que c’était pollué. L’agence de l’eau, par exemple, qui est en charge de distribuer l’eau dans la ville, avait un protocole assez strict pour lever des interdictions, maison par maison, pour savoir s’il était possible, par exemple, de se brancher à l’eau en revenant avec une caravane sur son terrain. Mais très vite, cette agence a dit que ce n’était pas aussi pollué que ce qu’on pouvait penser. Alors qu’une autre équipe de chercheurs, physiciens et biologistes affirmait que les terrains étaient encore extrêmement pollués.

C’est compréhensible d’un point de vue individuel de ne pas vouloir penser à cette pollution. La question de la pollution est vite intégrée comme une non-question pour pouvoir continuer à habiter nos espaces qui sont fortement pollués, même en dehors de ces catastrophes. Il est rare que les autorités disent ouvertement aux populations qu’elles sont vulnérables et totalement explosées à quelque chose de très toxique. (...)

Les arbres sont devenus un sujet de conflit et de responsabilité individuelle sur place après l’incendie. Des personnes veulent que les arbres soient abattus au bord des routes, reprochent à un résident de ne pas avoir débroussaillé son terrain, etc. (...)

En Californie, par exemple, il y a des endroits où des communautés avaient construit des habitats alternatifs, notamment en terre-paille, qui étaient considérés comme illégaux par les plans d’urbanisme locaux. Mais après le passage d’un incendie, c’étaient les maisons qui restaient. Car l’habitat en terre-paille ne brûle pas, il « cuit » pour ainsi dire. Ensuite, les autorités ont légalisé ces maisons et les ont reconnues comme habitat sécurisé. Il y a des petites choses comme ça qui ont lieu.

J’essaie de prendre le cas des États-Unis et de la Californie comme une façon de penser aussi ce qu’il peut se passer en France. C’est assez facile de critiquer la Californie dans son mode de vie, mais on peut être rapidement impacté en France par des phénomènes environnementaux qui arrivent d’abord aux États-Unis. Étudier ce qu’il se passe en Californie pourrait donner des pistes de réflexion un peu avant qu’on se trouve dans la même exposition aux risques d’incendie. (...)

On n’aura pas forcément en France des mégafeux comme aux États-Unis, mais de nouvelles régions vont être exposées aux incendies. Il n’y a pas de lieu à l’abri.(...)