
Dans son essai L’empathie est politique, la neuroscientifique Samah Karaki décortique la construction sociale de l’empathie et ses biais discriminants. À rebours des discours portés dans la plupart des milieux militants, elle invite à mettre cette émotion à distance pour transformer le réel.
En tant que neuroscientifique, qu’est-ce qui vous a conduite à vouloir faire des recherches sur l’empathie ?
J’ai écrit ce livre en constatant qu’on considérait l’empathie comme naturelle et qu’on était graduellement en train de la dépouiller de toutes ses influences sociales. Cela m’a fait penser à deux siècles en arrière, quand les inégalités sociales étaient extrêmement biologisées, ce qui légitimait un ordre social et des politiques eugénistes, qui sont par la suite devenues génocidaires. Ma réflexion était principalement liée à la situation à Gaza. Dans les débats politiques, j’entendais beaucoup de termes affectifs qui venaient paradoxalement donner une forme de rationalité à la riposte israélienne, voire à légitimer ce qui se passe à Gaza. C’est très proche de ce qu’il s’est passé aux États-Unis après les attentats de 2001, période durant laquelle les termes « empathie » et « compassion » étaient utilisés pour édulcorer ce qui se passait en Afghanistan et pour noyer le raisonnement complexe dans un lexique affectif.
Dans votre livre, vous développez la différence de traitement entre les attentats qui ont touché les pays occidentaux et ceux qui se produisent ailleurs dans le monde, notamment au Moyen-Orient. En quoi cette différence découle-t-elle de biais racistes ?
Physiologiquement, ressentir des émotions nous fait dépenser de l’énergie. On peut donc comprendre pourquoi on ne réserve pas cette énergie à des personnes qu’on ne connaît pas. Ce qui a peut-être aussi permis la survie de l’espèce, c’est que nous sommes organisés en groupes sociaux : nous consacrerons le plus d’attention, et donc de dépenses énergétiques, aux membres de notre groupe. On a davantage d’empathie pour ceux qui nous ressemblent. Dans le monde du journalisme, il existe la loi du « mort-kilomètre » : on traitera en priorité de l’actualité la plus proche de nous parce qu’on sait que c’est celle qui captera le plus l’attention du public. (...)
Le 2 avril 2015, soit quelques mois avant les attentats du 13 Novembre à Paris, une attaque terroriste est perpétrée à l’université de Garissa, au Kenya, par des membres du groupe islamiste somalien Al-Shabab, faisant plus de 140 victimes, tuées dans leurs dortoirs. Elle n’a eu aucune couverture médiatique en France, alors qu’il s’agit du même type d’événement et du même ennemi. L’empathie, c’est la capacité à s’identifier. On s’identifie à ce que l’on connaît. (...)
Dans les textes de sciences racialistes, il y avait beaucoup d’écrits sur la sensibilité intellectuelle et artistique des « races supérieures ». Donc les races dites « inférieures » n’avaient pas de richesse psychologique ni d’intériorité. C’est un biais raciste : on considère que l’autre est un vaisseau vide qui appartient à un bloc monolithique au sein duquel les personnes sont interchangeables. C’est le socle de la déshumanisation. (...)
Les émotions apprennent à l’être humain en tant qu’individu mais aussi à l’espèce. Il y a des événements historiques qui ont produit des émotions, comme des marqueurs somatiques à l’échelle de l’espèce, qui nous ont permis de créer le droit humanitaire et qui devraient nous éviter de reproduire les catastrophes parce qu’on peut les anticiper. C’est tout le débat autour du terme « génocide ». Pour Gaza, ce terme est utilisé par anticipation, parce que nous avons appris que ce genre d’indicateurs mène au résultatde génocide. (...)
On doit partir du principe que notre empathie a des limites physiologiques et comprendre envers qui nous avons de l’empathie, et à l’inverse envers qui nous n’en avons pas. C’est un bon début. Pas pour la réparer nécessairement mais pour ne plus la suivre. Suivre tout le temps cette empathie, c’est exagérer la capacité que nous avons sur notre propre pensée. Savoir que je suis située ne signifie pas que je ne suis pas biaisée, mais que j’en ai conscience, et donc je me fais moins confiance. Ici, je me heurte à la culture du développement personnel qui invite à cette confiance en soi exagérée. En quoi notre vie est-elle aussi riche et complexe pour que l’on puisse se dire que nous avons tout compris ? Il faut au contraire remettre le doute de soi comme étant une qualité, ce qui n’empêche pas d’avoir de l’estime de soi. (...)
Nous n’avons pas suffisamment de temps pour travailler sur nous-mêmes. À Gaza, il y a un génocide en cours, on n’a pas le temps de convaincre qui que ce soit. Avant, on pouvait très bien justifier les catastrophes lorsqu’on ne savait pas. Aujourd’hui on sait, et on ne fait rien. Donc aller faire appel à l’attention des gens qui ne réagissent pas au génocide, c’est une perte de temps et d’énergie. Les biais, tout ce qu’on peut savoir, c’est qu’on les a. Ce qu’il faut questionner, ce sont nos connaissances du monde. Si elles nous donnent à voir les autres par le prisme des hiérarchies sociales, c’est qu’il faut que nous acquérions d’autres connaissances. (...)
Je pense que les connaissances et l’histoire peuvent mieux pousser à l’action. Quand je vois que des personnes qui auraient pu rester dans leur confort préfèrent se mettre en danger pour rejoindre Gaza en bateau, et qu’il y a des gens qui sont restés dans leur confort et qui moquent cette action, ça me désole. La Flottille de la liberté est une des actions les plus concrètes qui ont eu lieu ces derniers mois, par rapport à l’indignation molle, tiède, qu’on entend dans les médias et les discours politiques. (...)
Le bien-être procuré par l’aide qu’on fournit à l’autre implique que l’on soit un sujet actif. C’est ce qui nous arrive à nous, bien-pensants, quand on voit les images de ce qui se passe à Gaza, et qu’on se sent tellement importants nous-mêmes qu’on a l’audace de parler de ce que ces images nous procurent. Ce n’est pas le moment de parler de soi, c’est indécent. Ça renvoie encore une fois au fait que notre intériorité psychologique est centrale par rapport au vécu de l’autre. L’empathie devient de ce fait une position de pouvoir. (...)
Les émotions qui ne sortent pas de l’intime, qui ne s’organisent pas, n’ont pas d’impact sur le réel. Elles s’arrêtent à notre propre corps et ne donnent rien à l’autre. Je voudrais néanmoins remettre à l’honneur la honte et la colère. Si on prend l’exemple de la honte d’être dans une situation de privilège, c’est un très bon début. C’est l’anticipation du regret : j’apprends qu’un acte produit des conséquences négatives, donc la prochaine fois j’anticipe le regret et je fais une sorte de résistance cognitive. C’est ça apprendre. C’est ça s’émanciper de soi. (...)
Cette honte est une émotion très apprenante. On fait la guerre à cette émotion, mais si on ne passe pas ce cap très difficile, si on la refuse, la transformation ne commence pas. C’est parce qu’on regrette qu’on se demande ce qu’on ferait différemment la prochaine fois. Les émotions s’essoufflent vite, c’est pour ça qu’il faut se dépêcher de les verser dans une organisation politique, collective. (...)
Je pense que ces émotions sont transformatrices, mais je ne pense pas non plus qu’elles soient une réponse. Pour moi, la forme la plus noble et la plus transformatrice de l’intelligence humaine, c’est l’action.