
Technique de pêche très destructrice, le chalut de fond est l’un des principaux moyens de subsistance des pêcheurs français. En détresse économique, certains basculent dans une vision paranoïaque et haineuse des écologistes et de l’ONG Bloom, comme l’attestent des messages WhatsApp consultés par Mediapart.
Lorsque Daniel Pauly prend la parole au cinéma Max-Linder (IXe arrondissement), à Paris, mardi 20 mai, il est loin d’imaginer ce qui l’attend. Grand spécialiste mondial des populations marines, il est venu dialoguer avec Claire Nouvian, directrice de Bloom, une ONG de défense des océans, pour l’avant-première d’un documentaire sur la pêche industrielle. À peine lancés, ils sont coupés par une voix artificielle : « Claire Nouvian ment, Claire Nouvian ment », scande une enceinte vissée sous un siège en velours.
Un peu plus tôt dans la soirée, les activistes de l’ONG ont repéré dans la salle un lobbyiste travaillant pour d’influentes organisations professionnelles de la pêche chalutière. L’air de rien, ils se sont installés près de lui pour l’observer. « On l’a vu déclencher l’enceinte, rapporte Frédéric Le Manach, directeur scientifique de Bloom. Depuis plusieurs semaines on subit une vague d’intimidations et d’attaques comme on n’en a jamais connu. »
Faux sites internet ou comptes sur les réseaux sociaux, podcast anonyme et diffamatoire, boucle WhatsApp, cyberharcèlement… Dans la nuit du 3 au 4 juin, la porte du domicile de Claire Nouvian a été recouverte de peinture noire. Une affiche détournant le logo de l’ONG a été placardée au milieu suggérant une collusion de l’activiste avec l’industrie pétrolière. La même avait été affichée quelques jours plus tôt au Sénat, signée « Extinction Rebellion » – le mouvement écologiste s’est empressé de dénoncer l’usurpation. Claire Nouvian a porté plainte.
L’élément déclencheur : la publication récente d’une « Liste rouge des navires destructeurs » qui chalutent dans les aires marines protégées (AMP). À l’approche de la conférence des Nations unies sur l’océan qui s’ouvrira lundi 9 juin à Nice (Alpes-Maritimes), les ONG écologistes veulent mettre fin à l’une des grandes absurdités du système actuel de protection des océans. Les aires marines protégées le sont rarement contre le chalut de fond, la technique de pêche la plus destructrice selon la communauté scientifique. Dans la tranchée adverse, les chalutiers de fond sont lancés dans une lutte intestine pour leur survie et leur image.
Rapprochement avec la Coordination rurale (...)
Le but de « Bloom Bashing » est de « réfléchir à l’action à conduire à l’encontre de Bloom », explique sur le groupe Jean-Vincent Chantreau. Secrétaire général de l’Union française des pêcheurs artisans, il se présente comme un repenti de la pêche industrielle. Régulièrement, il nettoie les dérives de la conversation et tente de recadrer le débat. Mais la tâche est laborieuse.
Certains postent des affiches du RN qui cherche à rallier les pêcheurs à sa cause : « Stop à la délation, défendons nos marins pêcheurs. » Des menaces : « Faut aller à Bloom et tout brûler. » Des appels au raid numérique. Une thèse complotiste a aussi la cote : Bloom aurait pour agenda caché la destruction de la pêche au profit du pétrole offshore.
Ces accusations naissent des activités entrepreneuriales du président en titre de Bloom, Flavien Kulawik, cofondateur et coprésident de KLB Group. La branche mexicaine de ce groupe spécialisé dans les fonctions supports compte parmi ses clients des entreprises actives dans l’extraction d’hydrocarbures, comme en attestent les offres d’emploi postées sur son compte LinkedIn. « Depuis 1995, Flavien Kulawik a cofondé sept sociétés de services aux entreprises dont KLB Group est la seule qui travaille effectivement pour le secteur pétrolier pour une faible part de son activité », a répondu Bloom dans un communiqué en 2023.
Sur certains sites et comptes de réseaux sociaux, cette situation a été montée en épingle et transformée en arme rhétorique pour discréditer l’ONG écologiste. Cette instrumentalisation ne sort pas des rangs des pêcheurs mais des arcanes des stratégies d’influence de la pêche industrielle. Apparue lors de la campagne de Bloom contre la pêche en eau profonde dans les années 2010, la théorie a gagné de la vigueur ces dernières semaines. (...)
Ce milieu des multinationales de la pêche, qui tire les ficelles à Bruxelles comme dans les organisations nationales de la pêche, tire à boulets rouges sur la transition écologique. Si la plupart des chalutiers de fond peuvent techniquement évoluer vers d’autres méthodes de pêche plus durables, les plus gros bateaux industriels, eux, sont condamnés à détruire ou à disparaître. En lutte existentielle, ils embarquent tout le secteur dans une lutte éperdue contre l’océan.
Des fonds marins labourés
C’est aussi l’histoire de la bataille d’un milieu de petits entrepreneurs pour leur survie économique. (...)
les chalutiers de fond sont responsables de la moitié des émissions carbone de la pêche française, de près de 40 % de la surpêche et d’une abrasion massive des fonds marins, selon le programme scientifique TransiPêche. Chaque année, une surface de 674 000 kilomètres carrés – plus grande que la France – est labourée par les chaluts. « Ils ramassent tout avec peu de sélectivité et détruisent les écosystèmes des fonds marins qui sont à la base de la chaîne alimentaire », explique Didier Gascuel, professeur en écologie marine à Agrocampus Ouest à Rennes. (...)
Un microcosme en crise (...)
Les chalutiers de fond représentent 11 % de la flotte en France, avec 682 navires. Un microcosme, essentiellement basé en Bretagne, percuté par des crises successives.
La liste est longue : le covid, le Brexit, la hausse du prix du carburant, la concurrence de la pêche industrielle, des restrictions de zones et périodes de pêche, les jeunes qui n’ont plus envie d’être pêcheurs, les consommateurs qui achètent moins de poisson frais et le poisson lui-même qui se fait rare. « Fondamentalement, la crise découle d’un mauvais état de la ressource et des multiples impacts imposés par les activités humaines au fonctionnement des écosystèmes », résume le chercheur Didier Gascuel. Et le cercle est vicieux : « Quand il y a moins de poissons, il faut pêcher plus, avec des chalutiers plus puissants », dénonce un pêcheur breton qui souhaite rester anonyme.
Profits artificiels
Les chalutiers de fond génèrent chaque année 45 millions de bénéfices en France. Mais ces profits sont largement artificiels : ils touchent plus de 96 millions d’aides publiques – soit la moitié des subventions distribuées aux pêcheurs principalement par une détaxe du gasoil. Autrement dit, ils coûtent plus cher en argent public qu’ils ne rapportent en argent privé. Sans cette perfusion massive, la plupart des flottilles feraient faillite.
Un milieu qui résiste à la régulation (...)
Après la Seconde Guerre mondiale, l’État a tout misé sur la pêche chalutière pour nourrir la France. Et on l’a laissé faire à sa manière : « On a confié beaucoup de pouvoirs aux pêcheurs pour qu’ils se gèrent eux-mêmes », retrace le spécialiste de la pêche Didier Gascuel. Les dégâts de la surpêche et la naissance de la politique commune de la pêche dans les années 1980 ont durci la régulation, crispant les pêcheurs. « D’autant que ceux qui ont payé en premier ce sont les plus petits », poursuit le chercheur. (...)
Si la pêche est « belle », c’est le jackpot pour le chalutier. Souvent, c’est plutôt le casse-tête : « Cette année, on a eu des micro-quotas de raies brunettes mais on ne pêche que ça, elles ont proliféré ! » Si le pêcheur les ramène au port, il prend une amende. Les rejeter par-dessus bord est illégal. « Alors on est comme des cons dans un système qui nous met toujours en mauvaise posture. »