
L’acceptation sociale de l’ignominie commise à Gaza n’est qu’une nouvelle preuve de la propension du vernis de civilisation et d’humanité à craquer par temps de guerre. Mais elle résonne d’autant plus dans un pays fondé sur la mémoire d’un génocide.
Jérusalem, Tel-Aviv (Israël).– La réunion n’est pas secrète mais demeure discrète. Ce mardi soir, il faut pousser les portes, fermées sur la rue, du café Tarbutat, en lisière du marché du Carmel, à Tel-Aviv, pour assister à une rencontre entre Gadi Algazi, qui fut l’un des premiers « refuzniks » (ou objecteurs de conscience) de l’histoire israélienne, et Ziv Bardugo, 19 ans, qui fait partie des rares Israélien·nes à ne pas vouloir porter les armes pour participer à l’anéantissement de Gaza.
« Je ne me retrouve pas dans le terme de “refuznik”, explique le jeune habitant de Jérusalem, qui a fait vingt jours de prison avant de réussir à être exempté pour raisons psychiques. Pour moi, il ne s’agit pas seulement de ne pas faire son service militaire, mais de refuser plus généralement ce que devient ce pays. »
Originaire d’une famille séfarade « dans laquelle il y a des personnes de gauche, du centre mais aussi de droite avec lesquelles [il] ne peu[t] plus parler », Ziv Bardugo ne voit pas son avenir en Israël, à l’instar des 84 000 habitant·es parti·es en 2024, deux fois plus que l’année précédente. (...)
« J’espère aller étudier à l’étranger. Et si je reste ici, je rejoindrai des organisations comme B’Tselem », célèbre organisation de lutte pour les droits humains qui a publié il y a quelques mois un rapport intitulé « Notre génocide ».
Les quelque quarante personnes réunies ce soir-là font partie des rarissimes citoyen·nes du pays à prononcer ce mot. (...)
Adi Argov ne s’est résolue que récemment à employer le terme de génocide : « Je n’ai commencé à le dire qu’au début de cette année. Mais je pense que d’ici quelques années, des gens viendront étudier la façon dont la société israélienne s’est volontairement aveuglée et a tenté de fuir sa responsabilité collective. On ne parle que de Smotrich, Ben Gvir et Nétanyahou, mais, in fine, c’est au nom du peuple israélien et avec mes impôts que se déroule ce qu’on ne peut pas appeler une simple guerre. »
L’accommodement aux massacres
Cette énergique psychologue de 59 ans a commencé, courant 2024, à publier chaque jour les photos, noms, dates de naissance et de mort des enfants palestiniens, mais aussi libanais et iraniens, tués par l’armée israélienne.
« Je suis issue d’une famille de partisans juifs qui ont résisté les armes à la main au nazisme, raconte-t-elle. L’homme que je considère comme mon grand-père ne m’a jamais dit le prénom de sa fille, ni expliqué la façon dont elle était morte quand elle avait 2 ans, parce que c’était trop douloureux. Ce petit fantôme m’a hantée toute ma vie. Je ne voulais pas que les enfants massacrés aujourd’hui disparaissent de même dans les limbes, sans noms ni visages. » (...)
« La première fois, nous n’étions qu’une quinzaine, tremblants, sur une grande artère de Tel-Aviv. Puis nous avons été rejoints par d’autres, et nous avons manifesté, toujours en silence, même quand nous étions insultés, dans différentes villes. Ensuite, nous nous sommes postés à l’entrée d’une base aérienne de l’armée pour obliger les pilotes à regarder dans les yeux leurs victimes. »
Pense-t-elle qu’un succès des négociations en cours en Égypte entre le Hamas et Israël, sur la base du « plan Trump », puisse faire sortir la société israélienne de son déni ? « Je crains, répond-elle, que, même si les otages sont libérés, rien ne change vraiment. J’ai peur qu’il ne faille au moins deux générations pour saisir ce qui nous arrive. Ce seront nos petits-enfants qui nous demanderons : “Qu’avez-vous fait pendant les massacres de Gaza ?” » (...)
Qu’on utilise les mots « génocide », « crimes contre l’humanité » ou « crimes de guerre » pour qualifier le carnage d’un territoire, dont l’ancien chef d’état-major a lui-même reconnu qu’il tue des civils plus de huit fois sur dix, ne change guère la question récemment posée par Orly Noy, célèbre activiste de B’Tselem. « Qui sont ces âmes obéissantes qui font fonctionner ce système ? Comment une société aussi profondément divisée – entre religieux et laïcs, colons et libéraux, kibboutzniks et citadins, immigrants de longue date et nouveaux arrivants – peut-elle s’unir uniquement dans sa volonté de massacrer les Palestiniens sans la moindre hésitation ? »
Interrogation que l’on peut poursuivre par d’autres. Quels sont les mécanismes qui permettent à Tel-Aviv de prolonger, en ce début d’octobre ensoleillé, à la fois les jeux de plage et le génocide qui se déroule à quelques dizaines de kilomètres plus au sud, sur la même étendue de sable ?
Comment la capitale de la vie culturelle, sociale et économique d’Israël, depuis longtemps surnommée « The Bubble » (« la bulle ») pour reprendre le titre du film de 2006 d’Eytan Fox, en vient désormais davantage à évoquer La Zone d’intérêt, le long métrage de Jonathan Glazer mettant en scène la vie « normale » à proximité immédiate d’une machine de mort en pleine action ? Et quelles sont les raisons pour lesquelles un pays fondé sur la mémoire de meurtres de masse en vient à en reproduire les logiques ?
Choc traumatique et déni de réalité
Le trauma du 7-Octobre est encore à vif et joue toujours à plein. Le théâtre de la cruauté déployé alors par le Hamas et ses affidés a parfaitement fonctionné. Les visages des personnes tuées ou kidnappées demeurent partout où l’on pose les yeux en Israël. (...)
À ces visages se sont désormais ajoutés des milliers d’autocollants, présents sur les poteaux, abribus ou bornes de vélos partagés, à l’effigie des près de 500 soldats morts dans l’enclave depuis 2023, souvent dotés d’un QR code permettant d’accéder à la vie du défunt et de lui rendre hommage (...)
« Cette concentration sur les morts et les deuils, dans un petit pays où tout le monde se connaît, entretient cette culture de victime qui ne laisse pas de place pour d’autres victimes », explique Eran Tzidkiyahu, enseignant à l’université hébraïque de Jérusalem.
« Tous les pays qui commettent des crimes contre l’humanité ou des génocides ont tendance à se poser en victimes, mais en Israël, l’obsession victimaire constitue un paramètre spécifique, appuyé sur l’histoire de l’antisémitisme, abondamment enseignée, transmise, instrumentalisée aussi », prolonge Jérome Bourdon, sociologue des médias, chercheur franco-israélien à l’université de Tel-Aviv. (...)
« Le narratif dominant est que nous sommes les victimes ultimes, abonde Adi Argov. Même si cela n’est pas sans raison, il est malheureusement fréquent que les victimes se transforment en bourreaux, tout en étant convaincues de rester des victimes. »
Denis Charbit, professeur de science politique à l’Open University of Israel, rappelle pourtant que la passivité de la société n’est pas une fatalité. En 1982, au moment des massacres de Sabra et Chatila, une manifestation monstre rassemblant 400 000 personnes a pris la rue pour dire son indignation. « Aujourd’hui, on ne voit rien de tel, observe-t-il. Les manifestations exigent bien la fin de la guerre, mais en contrepartie du retour des otages, non pour abréger les souffrances de la population civile palestinienne. » (...)
Corollaire du trauma, la société israélienne est aujourd’hui plongée en plein déni de ce qui se passe à Gaza, avec une gamme allant de la minimisation des crimes à l’accusation faite aux Palestinien·nes de mettre en scène leurs souffrances dans ce qui va jusqu’à être qualifié de « Gazawood ». Pour le dire comme Ron Dudai, sociologue à l’université du Néguev, « le déni des atrocités est un phénomène mondial, mais la société israélienne l’a érigé au rang d’art ».
Pour comprendre en quoi le déni, ici, ne consiste pas seulement à refuser de prendre la mesure de la réalité, mais aussi à n’en éprouver aucune gêne, il faut se tourner vers l’ouvrage du professeur à l’université de Tel-Aviv Daniel Dor, The Suppression of Guilt, publié en 2005 à partir de ses recherches effectuées pendant la deuxième Intifada, au début des années 2000.
« Beaucoup d’éléments mis en place à l’époque se retrouvent aujourd’hui, explique-t-il à Mediapart : le crédit accordé à tout ce que dit l’armée, le rejet de la faute sur les autres, le refus des critiques lorsqu’elles viennent de l’extérieur… On ne comprend pas ce qui se passe en Israël sans connaître ce qui est ici un proverbe : “Le monde entier est contre nous.” Mais aujourd’hui, tout cela est décuplé. »
Le rôle délétère des médias mainstream (...)
Au point d’en arriver à ce paradoxe que c’est dans le pays le plus proche de la bande de Gaza que celle-ci est la moins visible dans le monde. (...)
« Le problème n’est pas seulement que les médias ignorent ce qui se passe à Gaza, c’est qu’ils tordent la réalité, juge la psychologue Adi Argov. Quand il y a eu les images d’enfants affamés, ils se sont empressés d’affirmer que c’étaient des images manipulées. J’espère que leurs responsables seront un jour traduits devant les tribunaux. » (...)
La fidélité au groupe d’appartenance
Comprendre l’acceptation sociale de la violence extrême déployée à Gaza exige également de saisir les mécanismes de fidélité qui la soutiennent.
En Israël, cette fidélité est double : vis-à-vis de l’État-nation et de son armée, baptisée Tsahal. On ne peut en effet comprendre la quasi-absence de critiques des actions militaires à Gaza, alors même que le gouvernement est largement conspué, sans rappeler le rapport particulier que les Israélien·nes entretiennent avec leur armée.
Non seulement tout le monde – filles comme garçons, à l’exception des Palestinien·nes israélien·nes et des ultraorthodoxes – est tenu de servir plusieurs années dans une armée considérée comme un pilier et un ciment d’un pays que Nétanyahou a récemment décrit comme une « super Sparte ».
Mais, pour le dire comme Adi Argov, « quasiment tout le monde, ici, a un mari, un fils, un frère, un cousin, une amie ou un voisin à Gaza. C’est très difficile d’admettre que les criminels de nos guerres viennent de nos propres foyers. C’est plus facile de nier les crimes ». (...)
Alors que la composition sociologique de Tsahal a été modifiée en profondeur ces dernières années, avec l’incorporation massive de colons sionistes religieux porteurs d’une idéologie d’extrême droite de plus en plus prégnante, « l’armée continue de revêtir [en Israël] une dimension sacrée, fondée sur le mythe qu’elle serait “morale” et ne pourrait pas commettre d’horreurs », estime Adi Argov. « J’ai mis du temps à me dire qu’elle était en réalité un instrument entre les mains du pouvoir politique », poursuit-elle.
L’autre nœud où la fidélité au groupe se combine au refus de voir ses transformations est celui qui touche à l’État-nation. Pour Nir Hasson, journaliste au quotidien Haaretz et l’un des rares à tenir la barre dans une société israélienne à la dérive, « le massacre perpétré par le Hamas a provoqué un traumatisme dont les répercussions se feront sentir pendant des décennies. Mais la campagne d’atrocités menée ensuite par Israël à Gaza a détruit les fondements sur lesquels l’État d’Israël avait été construit ».
Assez logiquement, en Israël même, la critique du sionisme a du mal à s’imposer, si ce n’est à la marge. Pour Agar*, c’est pourtant la question : « Si on garde comme boussole l’égalité des droits, alors le sionisme trébuche dans ses propres pièges. Israël se veut à l’origine “juif et démocratique” mais a toujours eu tendance à être démocratique pour les Juifs et juif pour les autres. La gauche sioniste est dans une impasse, parce que si tu veux la démocratie, tu ne peux pas conditionner les droits à une clé ethnique. » (...)
Amnesty International
Pétition Génocide à Gaza : la France doit mettre fin à l’impunité d’Israël