
(...) Avec ce texte de Richard Tsogang Fossi, historien camerounais, chercheur spécialisé dans la provenance des biens culturels africains issus des contextes coloniaux à l’université technique de Berlin, nous poursuivons nos publications sur un thème très présent dans l’actualité européenne et africaine : la restitution des biens culturels pris aux Africains par les colonisateurs.
Richard Tsogang Fossi l’aborde à partir du cas du Cameroun, occupé par les Allemands pendant 32 ans et largement pillé. Selon lui, les biens culturels sacrés ont été particulièrement ciblés, faisant l’objet, notamment chez les missionnaires, d’un rapport de détestation/fascination. Lorsqu’ils sont massivement partis pour remplir les musées allemands, ils ont changé de statut, devenant des objets inanimés et un trésor national. Il ne faut pas s’étonner qu’aujourd’hui certaines communautés soient peu intéressées par le retour de biens dont elles ont perdu la mémoire. Restituer devrait faire parler le vide, le vide laissé dans les musées occidentaux par le retour des biens et le vide construit en Afrique par la dépossession et la perte de mémoire. (...)
Pendant que les peuples étaient racialisés, leurs biens culturels étaient ainsi ethnographiés, diabolisés et les associations religieuses ravalées au rang de groupes de malfaiteurs et de sorciers. Dans ce contexte, les biens culturels dits sacrés firent partie de la catégorie des biens culturels qui subit le plus de réquisitions, de transformations, de transgressions, inspirant à la fois la crainte, le désir de possession et de destruction. Les missionnaires jouèrent un rôle décisif en popularisant des désignations visant à diaboliser ces biens sacrés. Ceux-ci deviennent des biens doublement sensibles en raison du contexte de violence et en raison de leur nature sacrée[1], complexifiant leur potentielle restitution.
Le débat sur la restitution de ces biens est aujourd’hui d’actualité, relancé par le discours du président Emmanuel Macron au Burkina Faso en 2017 et par le rapport de Felwine Sarr et de Bénédicte Savoy sur l’urgence de restituer à l’Afrique son art spolié.[2] Mais on est dans un contexte où les anciennes puissances ou des descendant.e.s des anciens voyageurs et pilleurs ont intégré à leur patrimoine national ou familial les biens culturels par simple héritage ou par des mécanismes juridiques et législatifs[3], tandis que les anciens propriétaires restent sans informations et peut-être sans lien affectif vis-à-vis de ces biens, le cordon ombilical et le rapport tactile ayant été coupés avec la plupart de ces biens. Tout ceci peut être à l’origine du manque d’enthousiasme à l’idée de la restitution chez certains descendants des peuples spoliés, ou d’un manque de sensibilité (apathie) au contexte d’injustice chez certain.e.s descendant.e.s des spoliateurs (...)
Même s’il est évident que les premiers biens culturels africains et surtout camerounais arrivés en Allemagne ne datent pas de la période coloniale allemande qui commence en 1884[9], force est de constater qu’en créant des situations de domination inconditionnelle, la colonisation va favoriser l’enlèvement en masse, l’ « accumulation primitive » du patrimoine culturel africain : biens sacrés, ustensiles ou objets du quotidien, armes, textile, etc. (...) (...) (...)
Sous l’instigation des directeurs des musées, des pièces spécifiques, jamais destinées à la vente en raison de leur pouvoir sacré ou patrimonial[20], ont été enlevées par la force, que ce soit en temps de guerre ou par les missions ethnographiques et anthropo-géographiques.[21] Richard Kandt, médecin et « collectionneur » de biens culturels coloniaux en Deutsch-Ostafrika (l’actuelle Tanzanie et une partie du Rwanda et du Burundi), répondant à Felix von Luschan, directeur de la section Afrique-Océanie au musée ethnologique de Berlin (aujourd’hui Humboldt Forum) , en 1892, disait clairement : « Je pense que la moitié de votre musée est constituée de vols. » (...)
Même l’amour porté pour ces objets, « object-love » dont parlent Geoghegan et Hess[24], ne saurait être le même que celui qu’éprouvaient leurs propriétaires dépossédés. D’un côté on a un « amour » qu’on peut dire filial, de l’autre, c’est l’amour d’une personne pour un « trésor » ou celui d’un voleur pour son butin.
Une fabrique de l’oubli, de l’invisibilisation et de l’insensibilité qui perdure
Pendant plus d’un siècle, beaucoup de ces biens culturels sont restés hors de la vue et de la portée des communautés d’origine, créant des sortes de vides mémoriels, une sorte d’inconscience historique, identitaire et patrimoniale. Cette inconscience était/est renforcée par une fabrique de l’oubli, d’insensibilité et d’invisibilisation, ainsi que par une habile construction d’un discours salvateur, soutenue par une rhétorique de l’antipathie/apathie dont les missionnaires vont se faire les plus grands chantres. (...)
Restitution : la nécessité de nouvelles dynamiques
Les différentes rhétoriques d’invisibilisation, d’antipathie, d’insensibilité, de patriarcat[T2] et les mécanismes juridiques de consolidation des dépossessions au profit des « vainqueurs », ont contribué à édulcorer, à minimiser la brutale réalité des captations patrimoniales et à légitimer la rétention de ces biens par l’Europe, et, en même temps, à justifier une certaine réticence de la part d’ Africain.e.s vis-à-vis de la restitution.
Dans cette logique, l’apathie, voire l’antipathie vis-à-vis de la restitution développent l’insensibilité vis-à-vis des injustices subies par des populations colonisées et dépouillées. Dans ce sens, la restitution est perçue par certains Occidentaux comme Kussmaul, ou par des marchands d’art, comme un acte d’extorsion, de vidage injuste et injustifié des musées européens et non comme un acte de justice restaurative en raison des crimes du passé. (...)
Ainsi, le débat sur les possibles restitutions et réparation donnent des crampes au ventre à certains gestionnaires des musées ou à des politiques, en raison du manque d’information sur les contextes réels de dépossessions violentes[35], mais aussi du manque d’empathie. Ce dernier pousse à fermer les yeux sur des faits contextuels gravissimes[36] et à considérer obstinément le fruit du vol comme partie intégrante du trésor national. D’aucuns, comme pour sortir de cette impasse, contestent la réalité même des dépossessions coloniales qu’ils qualifient de « chimère »[37], tandis que d’autres parlent de plus en plus de « patrimoine partagé », comme le lieu d’un cosmopolitanisme ou d’un internationalisme/universalisme culturel au service d’un « musée encyclopédique » pour le plaisir et l’instruction de toute l’humanité.[38] La vérité est que ce patrimoine est plus « départagé » ou « écartelé » que « partagé » ; il est détenu et exploité presque entièrement par une seule partie, tandis que l’autre partie peine à en avoir une parfaite connaissance en raison de la fracture mémorielle qui s’est créée avec les départs brusques et violents ; cette partie lésée, formée par le lot des communautés d’origine, peine également à accéder aux dépôts ou aux archives écrites, iconiques/photographiques et sonores faute de visa et d’autorisations diverses ou en raison du coût à payer pour avoir droit à des photos ; elle peine à l’exposer sur son sol[39], à construire un savoir différencié à son sujet faute d’archives et parce que les biens ont été enlevés et versés de manière unilatérale, voire frauduleuse, au patrimoine national des anciennes puissances coloniales (...)
il serait important de ne voir dans l’acte de restitution ni la fin d’un processus mécanique et purement matériel, ni un acte de bienfaisance ou de pitié alors que tant de crimes accompagnaient les actes de pillage. C’est un impératif décolonial, une des conditions pour parvenir à une « nouvelle éthique relationnelle ». (...)
Restituer sans éthique, ce n’est rendre service ni à soi-même et son public, ni à la cause patrimoniale comme droit de l’homme.