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Mediapart
Les parlementaires veulent continuer à boire de l’alcool sur fonds publics
#AssembleeNationale #Senat #alcool #buvettedelAssebleeNationale
Article mis en ligne le 19 novembre 2025
dernière modification le 18 novembre 2025

Un rapport préconisant d’interdire l’alcool à la buvette de l’Assemblée nationale suscite émoi et colère chez la plupart des députés. Que de l’argent public finance leur consommation, sur leur lieu de travail comme à l’extérieur, leur paraît naturel.

D’ordinaire, l’Assemblée nationale ressemble à un grand champ de bataille : lignes de front, tirs groupés, invectives en pagaille… Il y a peu, un sujet a pourtant mis presque tout le monde d’accord dans les travées du palais Bourbon. De l’extrême droite à la gauche, des tauliers de l’hémicycle aux petits nouveaux de l’arène parlementaire, de la salle des Quatre Colonnes à celle des pas perdus, un cri du cœur a retenti dans une unanimité quasi totale : « Pas touche à ma buvette ! »

Faut-il interdire la vente de vin, champagne et autres remontants, disponibles à toute heure du jour ou de la nuit, à la buvette des député·es située juste à côté de l’hémicycle, soit à l’endroit même où se fait et se défait la loi pour 68 millions de Français·es ?

Est-il par ailleurs légitime que les consommations puissent être réglées avec de l’argent public ? Selon le règlement, les parlementaires sont en effet autorisé·es à utiliser leur avance sur frais de mandat (AFM), soit l’enveloppe d’argent public (plafonnée à 5 900 euros mensuels à l’Assemblée et à 6 600 euros au Sénat) qui leur est allouée en supplément de leur indemnité. Pour ce faire, rien de plus simple : il suffit de passer son badge à la caisse de la buvette et l’argent est directement prélevé sur le compte bancaire dédié. (...)

Début novembre, un rapport du député écologiste Emmanuel Duplessy a mis les pieds dans le plat – et le feu aux poudres. Réalisé à l’Assemblée nationale, l’audit a permis de révéler qu’en 2024, les recettes sur la vente de boissons alcoolisées de la « buvette des députés » – dont l’accès est restreint aux député·es, ex-député·es, ministres, et à certains collaborateurs parlementaires ou ministériels – étaient « légèrement inférieures à 100 000 euros hors taxes ».

Le rapport interroge également l’opportunité de « permettre au député d’imputer sur son AFM le verre de vin qu’il est susceptible de boire à la buvette parlementaire, et donc sur un lieu de travail, entre deux séances ». Mais aussi le verre pris hors de la buvette, le député pouvant faire rembourser sur facture n’importe quelle consommation au titre de ses « frais de repas ».

En conclusion, le rapport Duplessy formule deux pistes : d’une part, arrêter la vente d’alcool à la buvette située dans ledit « périmètre sacré » du palais Bourbon ; d’autre part, « modifier la liste des dépenses non éligibles » à l’AFM pour en exclure « l’achat de boissons alcoolisées ». (...)

Autant de propositions qui, dans une institution supposée encadrer la consommation d’alcool au nom de la santé publique, et vues de l’étranger, semblent « on ne peut plus raisonnables ». (...)

En France, faut-il le rappeler, l’alcool est d’ailleurs interdit sur le lieu de travail et seuls le vin, la bière, le cidre et le poiré peuvent parfois être autorisés sur le temps du repas.

En cet automne budgétaire, l’idée a pourtant été balayée comme une vulgaire feuille morte par la plupart des élu·es interrogé·es. Voire a suscité un tir de barrage spectaculaire applaudi par les lobbys, comme celui des vins de Bourgogne, qui s’est félicité lundi 17 novembre que « le bon sens a[it] prévalu ». (...)

quand Gérard Larcher s’est, lui, fâché tout rouge. « Assez de ces prohibitions ! Assez de ces interdictions ! », s’est étranglé sur CNews celui qui, en tant que président du Sénat, est à la tête d’une maison accueillant une des plus belles caves de France.

Quant à l’extrême droite, elle ne s’est encombrée ni de nuance ni de vérité, le député du Vaucluse Hervé de Lépinau allant jusqu’à produire un visuel titré « La gauche veut interdire le vin ! », qu’il a abondamment diffusé sur les réseaux sociaux.
Le grand tabou

Un grand concert de lamentations, d’où peine à émerger un peu d’introspection ou d’autocritique. À l’instar de Cyrielle Chatelain, présidente du groupe écologiste au Palais Bourbon, qui reconnaît qu’« il y a un tabou généralisé sur la consommation d’alcool en France, encore plus sur les problèmes d’addiction dans les lieux de pouvoir ». Ou encore de Manuel Bompard, un des rares à estimer qu’il ne serait « pas choqué s’il n’y avait plus d’alcool à la buvette ». « Même si je trouve que les questions de santé publique méritent mieux que des symboles », ajoute le responsable insoumis.

« À titre personnel, je ne suis pas défavorable à ce que l’alcool ne soit plus remboursé », indique le socialiste Arthur Delaporte, qui veut néanmoins croire que le phénomène de l’alcoolisation des député·es est plus marginal que les « fantasmes » véhiculés.

Dans une Assemblée nationale sous cloche – un microcosme où l’on trouve un bureau de poste, un kiosque à journaux, un coiffeur ou un dressing –, l’enjeu est certes un peu singulier. (...)

En octobre, comme une énième preuve du caractère ineffable du problème, un échange tendu sur l’épineux sujet s’est retrouvé tout bonnement… caviardé des documents officiels. Alors que, lors d’une séance de nuit, un député manifestait quelques difficultés d’articulation, une collègue du camp d’en face l’a accusé d’être « bourré ».

Mais, surprise, bien que l’invective ait été clairement entendue – notamment par un journaliste de Mediapart présent en tribune ce soir-là –, elle a disparu du compte rendu de la séance, où sont pourtant d’ordinaire scrupuleusement consignées les moindres réactions ayant lieu dans l’hémicycle. Interrogé par Mediapart sur la raison pour laquelle la phrase n’a pas été conservée, le responsable des comptes rendus n’a pas donné suite.

Au-delà de la consommation personnelle, la réticence à aborder frontalement le sujet s’est matérialisée lors des dernières discussions budgétaires. (...)

Certains responsables politiques se font même lobbyistes en chef, en reprenant le puissant argumentaire de représentants d’intérêts dont l’objectif est de laisser penser que le vin n’est pas un alcool comme les autres, qu’il ne rend pas alcoolique et qu’il serait toujours bu avec modération. (...)

Alcool partout, débat nulle part

De l’alcool partout, tout le temps : ainsi s’écrit le récit politique français depuis la nuit du temps. (...)

Des réceptions aux inaugurations, les élu·es mettent l’alcool en permanence à l’honneur. À l’heure de la fin des vendanges, voilà que reviennent comme chaque année les dégustations amicales, organisées sous l’œil bienveillant des lobbys. (...)

Et tant pis, semble-t-il, si les dégâts causés par l’alcool sont considérables en matière de santé publique (...)

De multiples incidents

Si l’ode rabelaisienne à l’alcool fait donc partie intégrante de la vie parlementaire, sa consommation sans modération n’est pourtant pas sans conséquence pour la démocratie, comme le racontait Le Figaro en juin. « C’est sûr qu’il y a un problème d’alcool », estime la communiste Elsa Faucillon, qui observe régulièrement dans les commissions ou les séances se tenant après la pause du soir « des collègues un peu chauds ».

Comme en novembre 2024, lorsque le député du MoDem Nicolas Turquois en est venu quasiment aux mains avec un socialiste dans l’hémicycle, en pleine discussion sur l’abrogation de la réforme des retraites. « C’est l’homme qui a réagi ! », a-t-il plaidé, entre autres excuses, quelques jours plus tard sur RMC. Un de ses collègues peut pourtant témoigner avoir surpris, quelques minutes plus tôt, dans le couloir où se trouve le bureau de Turquois, l’existence d’une bruyante « soirée raclette », avec chants à tue-tête et… cadavres de bouteilles empilées dans la poubelle. « Toute situation périlleuse passé 21 heures à l’Assemblée est liée à l’alcoolisme », tranche la socialiste Colette Capdevielle.

Un député ivre au théâtre, un autre aperçu en train de vomir dans une poubelle, une élue en état d’ébriété dans un bar et lors d’une interview télévisée… Ces dernières années, les exemples s’accumulent dans les colonnes des journaux, mais pas au point de remuer les consciences. (...)

« On vit dans un monde où il n’est plus possible d’évoquer la prévention et le soin », regrette Bernard Jomier. En octobre, son collègue Philippe Mouiller, président de la prestigieuse commission des affaires sociales, était retrouvé ivre, inanimé et blessé en plein Paris, et a été mis en cause pour avoir agressé les secours. L’élu des Deux-Sèvres n’est toujours pas revenu au Sénat.