Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
club de Mediapart/ Hania Chalal. Militante associative engagée sur les enjeux de justice et d’égalité et actrice du changement social
Sondage IFOP sur les musulmans - Qui parle derrière les chiffres ?
#sondages #musulmans #islamisme #extremedroite
Article mis en ligne le 21 novembre 2025
dernière modification le 19 novembre 2025

Un sondage IFOP sur « l’islamisme des musulmans » affole les plateaux télé des chaines d’information. Mais qui parle vraiment derrière ces chiffres ? Média d’influence, campagne de diffamation d’ampleur, calendrier électoral… Sondage neutre ou arme politique ? Enquête sur un récit écrit d’avance.

Sur le papier, tout semble solide : un institut de sondage connu ; une méthode détaillée ; un échantillon de 1005 personnes se déclarant musulmanes.

Pourtant, à longueur de plateaux et de débats enflammés, une constante : aucun analyste ne prend la peine de questionner le commanditaire de ce sondage. Et ce, alors même que son nom apparaît dans une fuite de données au cœur d’un dossier publié en 2023 par Mediapart et le European Investigative Collaborations (EIC). Cette enquête avait pourtant mis en lumière une vaste campagne de diffamation visant plus de 1000 personnalités et des centaines de structures musulmanes en Europe.

Ce commanditaire, c’est le magazine Écran de veille, émanation de Global Watch Analysis (GWA), une structure dont la production éditoriale est quasi exclusivement tournée vers la dénonciation des Frères musulmans, du « frérisme » et de l’“islamisme”. Autrement dit, pas seulement un média “préoccupé” par l’islamisme mais l’un des relais éditoriaux d’un dispositif qui, depuis des années, s’emploie à construire en Europe l’image d’un ennemi musulman tentaculaire.

Dans ce contexte, plusieurs biais du sondage prennent une tout autre signification : recours à des catégories floues comme le « halo de l’islamisme » ; absence de définition du mot « islamistes » alors qu’on en mesure l’“approbation” ; glissement constant entre opinion déclarée et appartenance supposée quand on parle de « noyau dur de membres actifs de la confrérie » ; questions très normatives opposant mécaniquement « lois françaises » et « règles religieuses ».

Le problème n’est donc pas seulement que l’IFOP travaille pour un client douteux ; c’est que cet élément pourtant central, ainsi que les fragilités du dispositif, disparaissent totalement dans le débat public.

Une grille de lecture déjà écrite, celle d’un « halo islamiste » et d’une menace frériste diffuse au sein des musulmans de France, se trouve blanchie par le label IFOP et réinjectée sous forme de pourcentages alarmants. (...)

Un questionnaire taillé pour un récit identitaire écrit d’avance

Or, ce cadrage entre en tension avec plusieurs résultats du sondage lui-même. Une large partie des personnes interrogées déclarent respecter les lois françaises en cas de conflit avec des règles religieuses, et 45 % disent désapprouver toutes les positions attribuées aux « islamistes » , terme qui, lui, n’est jamais défini. On est donc face à un paradoxe : une réalité plus nuancée, parfois rassurante, est systématiquement réinterprétée à travers le filtre du « halo » menaçant.

Les incohérences s’accumulent :

On mesure l’« approbation des islamistes » sans expliquer de qui on parle. (...)

On oppose mécaniquement « lois françaises » et « règles de votre religion » (...)

Le message implicite est clair : être très croyant, très pratiquant, c’est déjà être en lisière d’un problème. (...)

On n’est plus alors dans une enquête qui se laisse instruire par la réalité ; on est dans un dispositif qui demande à la réalité de confirmer une fable déjà écrite, celle d’une population musulmane entourée d’ombres, de « frérisme » et d’« islamisme ».

Un calendrier qui ne doit rien au hasard (...)

En amont des municipales de 2026 : les élus locaux sont en première ligne des politiques de “lutte contre l’islamisme”, contrats d’engagement républicain, subventions aux associations, gestion des lieux de culte. Un sondage qui prétend quantifier la menace offre, à ce niveau, un outil rhétorique redoutable : il suffit de superposer ce narratif flou aux “territoires perdus de la République” pour justifier un durcissement généralisé, sans jamais interroger les effets sociaux réels de ces politiques.

En amont de la présidentielle de 2027 : dans un paysage fragmenté, la tentation est forte d’organiser la compétition autour d’un axe simple : fermeté supposée face à l’“islamisme” versus laxisme présumé. (...)

Mais le timing ne joue pas seulement sur les élections. Il s’inscrit aussi dans une continuité institutionnelle : loi “séparatisme”, circulaires sur le voile et l’abaya, rapports officiels sur “l’islamisme politique”, toutes ces séquences ont contribué à installer l’idée qu’une part de la population serait en permanence à mettre à l’épreuve de sa loyauté. Le sondage vient ajouter une couche : il fournit la version chiffrée d’un soupçon déjà largement diffusé.

Autrement dit, le problème n’est pas seulement quand ce sondage sort, mais dans quelle mise en scène politique il vient se loger. Il ne déclenche pas la séquence identitaire ; il la nourrit en lui donnant un vernis de “réalité mesurée”. (...)

Un sondage Made in France inséré dans des récits qui viennent d’ailleurs

Ce sondage ne naît pas dans un vide politique et intellectuel. Il s’inscrit dans un environnement où, depuis des années, se diffuse un récit transnational : celui d’une menace frériste globale, présentée comme une toile invisible reliant associations, ONG, mosquées, personnalités publiques.

C’est exactement ce que des enquêtes avaient déjà documenté en 2023 : mise en place de sociétés-écrans, recours à des officines privées, production de listes, de rapports et de contenus médiatiques visant à imposer dans le débat français l’idée d’un « péril frériste » omniprésent.

Dans ce paysage, des structures comme Global Watch Analysis jouent un rôle pivot (...)

C’est une façon d’agir en douceur sur la manière dont une société se représente une partie d’elle-même. En important un vocabulaire forgé pour d’autres combats (géopolitiques, régionaux, religieux) et en le plaquant sur la réalité française, on déplace le centre de gravité du débat : la question n’est plus « comment traiter des problèmes sociaux, économiques, démocratiques bien réels ? », mais « comment se protéger d’un corps étranger idéologique logé au cœur de la nation ? ».

Le plus préoccupant, c’est que ce glissement se fait sous couvert de neutralité scientifique. (...)

Face à des chiffres qui travaillent la division, notre destin commun

Interroger ces circulations, entre officines d’influence, médias spécialisés et sondages grand public, ce n’est pas refuser tout regard critique sur l’islam en France. Bien au contraire.
C’est simplement rappeler qu’aucune démocratie ne peut se permettre de laisser son récit être écrit ailleurs. (...)

Notre avenir collectif suppose que nous soyons capables de tenir ensemble deux exigences : l’empathie et la vigilance.
Refuser, dans le même mouvement, tout ce qui organise la suspicion globale à l’égard d’une minorité au nom de chiffres dont on ne questionne ni l’origine, ni les présupposés, et qui détourne le débat des fractures sociales, qui elles, sont pourtant bien réelles.