
Nos confrères du mensuel CQFD se sont confrontés le temps d’une journée aux programmes de la chaîne d’information la plus réactionnaire de France. Un long chemin de croix qu’ils vous racontent.
Embauché en 2019 par l’homme d’affaires Vincent Bolloré, propriétaire de Canal +, le polémiste d’extrême droite est le fer de lance de la stratégie « à droite toute » de la chaîne. Mais il est loin d’être le seul à clapoter dans des eaux politiques troubles, que ce soit parmi les invités ou les intervenants réguliers de la chaîne. Exemple entre cent, la patronne du très réac mensuel Causeur et chroniqueuse régulière de la chaîne, Élizabeth Lévy, allumée sauce pinard-saucisson s’illustrant régulièrement par son fiel envers les immigrés, les féministes et les tenants d’une société progressiste.
Après le meurtre de l’enseignant Samuel Paty le 16 octobre, la vague raciste a encore enflé sur la chaîne, implosant littéralement. De la députée européenne Nadine Morano déplorant la présence de femmes voilées dans sa circonscription à l’éditorialiste Guillaume Bigot appelant à la déportation des islamistes aux îles Kerguelen en passant par Élizabeth Lévy lâchant « Nous sommes ligotés par notre droit-de-l’hommisme », la logorrhée collective [2] n’avait qu’un objectif : taper sur les musulmans et ceux qui défendent leurs droits. (...)
Loin de causer du tort à la chaîne, cette stratégie éditoriale semble au contraire porter ses fruits : les taux d’audience ne cessent de grimper. (...)
Surtout, elle semble avoir une influence de plus en plus marquée sur le jeu politico-médiatique français, nivelant les débats par le bas, vers cette zone obsédée par un dit « ensauvagement » de la société – quand Darmanin décrit son rejet des rayons de nourriture « communautaire » dans les supermarchés, on se jurerait au beau milieu d’un débat sur CNews.
Voilà pourquoi on s’est retrouvés le lundi 26 octobre à 19 h dans l’antre de CQFD pour un marathon télévisuel éprouvant. L’objectif : observer la bête en direct afin de comprendre ce qui se joue dans cet espace médiatique et les dispositifs qu’il mobilise. Conséquence de quoi : on s’est relayés pour ne rien rater, du début du Zemmour du lundi soir à la fin du Zemmour du mardi soir, pour un total de vingt-cinq (longues) heures, deux jours avant l’annonce du reconfinement, trois jours avant l’attentat de Nice. On vous en livre ici les moments marquants. (...)
premier « édito », consacré à la politique française dans le monde arabe, le président turc Erdogan ayant récemment traité Macron de malade mental. L’exercice dure une grosse vingtaine de minutes et se révèle particulièrement opaque. « La France est ciblée parce qu’elle est faible », regrette Zemmour, avant d’expliquer que la Chine, elle, a la chance de pouvoir massacrer les Ouïghours sans que personne ne moufte. Puis il s’embarque dans une valse de digressions loufoques, mêlant un Charles de Gaulle inspiré par le royaliste Charles Maurras aux écrits « extraordinaires » du collaborationniste Jacques-Benoist Méchin. Soudain apparaît Saint Louis. Puis le Quai d’Orsay en prend pour son grade : « On est passés des barbouzes du SAC et de Foccart à des juristes féministes ! » L’ensemble est complètement incompréhensible, et au local comme sur le plateau, la question première semble être : de quoi parle-t-il ?
19 h 21 – Ils chahutent, ils s’amusent, ils minaudent – « Calmez-vous, les garçons », rigole Kelly. Cravate violette, veste grise, Zemmour appelle à imiter la Russie de Poutine et à « jouer des divisions du monde arabe ». Puis il réenfourche son cheval de bataille, extirpant de son discours confus la phrase qui pourra ensuite être reprise en boucle par médias et réseaux sociaux : « Il faut que l’immigration musulmane cesse d’être un poids sur nos épaules ». Suivent quelques vagues considérations sur les « traditions chrétiennes » bafouées, puis les minauderies reprennent. Ce marathon va être long.
19 h 48 – Le loufoque Marc Menant, rebaptisé Vampirello par nos soins tant son sourire est flippant, a droit à son numéro. Lyrique, il consacre une chronique à Gilles de Rais, camarade de baston de Jeanne d’Arc et serial killer médiéval. On ne comprend pas grand-chose, à part que papy est très excité et que la foule pleurait le jour de l’exécution du criminel. C’est un peu gênant.
20 h 10 – Christine Kelly l’avait promis en début d’émission : « On va prendre de la hauteur. » Verdict à l’heure du générique de fin : c’est pas gagné. À la pauvreté incroyable des interventions, notamment sur l’élection américaine, s’est accolée la misère d’un dispositif ramené au degré zéro de l’entertainment : de vieux gars radotant de façon monocorde sur un plateau. Seule consolation : l’émission n’est ni précédée ni suivie ni interrompue par des publicités, les annonceurs ne se bousculant pas pour y être associés (...)
l’animateur star Pascal Praud, cheveux blancs et petites lunettes bleues, n’est expert de rien, mais ça ne l’empêche pas de déblatérer sur n’importe quel sujet, à tel point qu’il anime deux émissions sur CNews, une le matin l’autre le soir. Il y a aussi l’incroyablement bileux Ivan Rioufol, du Figaro, sorte de sous-Louis-Ferdinand Céline momifié, obsédé par l’immigration et le « choc des civilisations ». Et une certaine Sophie Obadia, dont on apprend qu’elle est avocate, point barre. Mais des experts ? Aucun, hormis dans ces images reprises à RTL sur lesquelles on entend le président du conseil scientifique Jean-Paul Delfraissy évoquer la situation sanitaire. Le reste est meublé par des considérations de café du commerce sur le coronavirus et de propos acerbes sur le monde musulman. (...)
invités et chroniqueurs sont à la fois dénués de toute compétence spécifique et terriblement réacs. Bonus : ils rient beaucoup, grassement, dans une atmosphère de connivence dégoulinante, matraquant encore et encore leur insignifiance analytique.
L’association de critique des médias Acrimed a parfaitement résumé les effets pervers du dispositif : « C’est sur ce type de journalisme-comptoir caractéristique des talk-shows que prospèrent tous les “fast-thinkers”, et plus encore les chroniqueurs d’extrême droite. Commenter des faits divers, invectiver, idéologiser des ressentis, politiser la peur, butiner les sondages : leurs positions et leurs propos sur l’islam, la sécurité, l’immigration ou l’autorité trouvent dans les médiocres dispositifs un moule à leur mesure. [...] Affranchis des faits comme de toute règle scientifique, les commentateurs sont portés par le commentaire ambiant et par les récits médiatiques dominants, en vogue depuis des décennies : “On vient vers vous, on vous demande : ‘La France est-elle en déclin ?’ Vous dites oui ou non ? Et vous Gérard, oui ou non ?” (Pascal Praud, 16 sept.) Du pain béni pour le “oui”des réactionnaires. » (...)
Aucune forme de journalisme, aucune interview de terrain, simplement de lourdingues débats d’opinion qui s’éternisent (...)