
En participant à réhabiliter un agent du plus grand empire de surveillance, de torture, de meurtre extrajudiciaire au monde, potentiel criminel de guerre et adversaire de toute transparence démocratique, l’émission d’Arte, avec d’autres médias, contribue à remodeler l’image d’institutions parmi les plus répressives de la planète en gardiennes du temple de la liberté.
(...) Au tournant des années 2010, Wikileaks, avec d’autres médias, publiait des milliers de documents et de comptes-rendus classifiés sur les guerres d’Irak et d’Afghanistan ». Au grand dam des services de renseignements, ils révélaient les abus commis par l’armée américaine et ses alliés. « Suivirent les fuites de câbles diplomatiques, de fichiers à propos des détenus de Guantanamo et de quantité d’autres documents qui provoquèrent entre autres les « Printemps arabes » ». En 2013, en partie inspiré par ces évènements, un lanceur d’alerte de 29 ans, employé par la NSA (National Security Agency), révélait au monde l’étendue du système de surveillance généralisée, intérieure et extérieure, promulgué par la puissance américaine, souvent au mépris de ses propres lois. L’indignation fût générale, l’image des agences de sécurité nationale durement dégradée, le débat sur la limitation de leurs pouvoirs (en démocratie) planétaire.
Moins de huit ans plus tard, Julian Assange est en prison, Edward Snowden en exil et les responsables des massifs programmes d’espionnage et de contrôle socio-économique, dont John Brennan, ont décroché de juteux contrats télévisuels et publient leurs mémoires en lustrant leur image de défenseurs de la démocratie contre « tous ses ennemis, intérieurs et étrangers » avec la complicité, ou la complaisance, des médias occidentaux.
Pour comprendre comment on en est arrivé là, Glenn Greenwald avance trois explications. La première est politique et liée au fantasme mélodramatique de la présidence Trump que beaucoup virent (ou firent semblant de voir) comme un prélude à l’établissement du fascisme en Amérique.
La première est politique et liée au fantasme mélodramatique de la présidence Trump que beaucoup virent (ou firent semblant de voir) comme un prélude à l’établissement du fascisme en Amérique. (...)
La deuxième explication est financière. Alors que beaucoup d’émissions et de chaînes de télévision connaissaient un affaissement de leurs audiences en 2015, la primaire républicaine, la campagne présidentielle de 2016 et la présidence du milliardaire orange permirent de redresser les comptes et de sauver les carrières de nombreuses figures médiatiques. (...)
La troisième explication, peut-être la plus sinistre, est que par le conte de la crypte trumpienne et la réhabilitation de puissantes institutions un temps décriées (CIA, NSA, FBI) et de leurs apparatchiks néoconservateurs, bellicistes et impérialistes repeints en protecteurs de valeurs universelles et humanistes, les médias épuraient l’histoire récente étatsunienne, régénéraient « l’exceptionnalisme américain » et remythifiaient la « destinée manifeste » du « phare dans la nuit » mondiale. (...)
En France, ce passage à la machine-à-laver l’Histoire sert le récit de la « vieille alliance » entre Paris et Washington (...)
L’interview de John Brennan dans 28 minutes est en cela parfaitement éclairante. (...)
Obama est la figure indépassable au sourire aussi dévastateur que ses drones Predator étaient meurtriers, au « swag » aussi suave que ses Navy SEALS étaient de silencieux assassins. Son pouvoir d’attraction et son statut d’icône du cool sont décidément intacts, et ça profite à ses anciens collaborateurs.
Tout l’inverse du menteur patenté, grossier, raciste et misogyne qui lui succéda. Le point numéro trois du portrait de Brennan est d’ailleurs son avis lapidaire sur ce président « narcissique, dépourvu de principe et inapte au poste » que beaucoup aiment tant détester.
Alors que la magie séductrice opère, l’ancien espion, en bon vendeur et fin connaisseur de l’orgueil de son auditoire (ce que relève Elisabeth Quin en fin d’interview) ajoute une pincée de flatterie pour les services secrets français « très compétents », avec lesquels il a encouragé une « étroite collaboration ».
N’en jetez plus ! Qui, après ça, ne serait pas prêt à lui confier les clés de la cellule de crise à l’Elysée, les codes de la dissuasion nucléaire et les sourires de toutes les crémières de France ?
Sauf que : (bref rappel de quelques éléments historiques)
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Une telle litanie de crimes, de malversations et d’erreurs de jugement, pourtant loin d’être exhaustive, aurait dû valoir à son auteur le goudron, les plumes et l’abandon en rase campagne. Mais dans le système politico-médiatique occidental, où un scandale chasse l’autre, où l’absence de morale ou d’éthique ne condamne que les faibles et où l’accès aux puissants est l’ultime unité monétaire, John Brennan vit une résurrection. (...)
Alors que beaucoup de figures médiatiques redoutent « l’américanisation » de la pensée, de la politique, de la société françaises, se sentant menacées par des débats de campus, des travaux universitaires ou des militants antiracistes, il serait judicieux de ne pas honorer les agents du pire système de domination extérieure arbitraire et répressif au monde. Les représenter en gardiens du temple des valeurs démocratiques et libérales et/ou en recours contre les menaces (même réelles) qui guettent nos nations ne peut que légitimer et répandre leur axiome : la fin (le pouvoir) justifie tous les moyens (le mensonge et le crime). (...)
En participant à réhabiliter un agent du plus grand empire de surveillance, de torture, de meurtre extrajudiciaire au monde, potentiel criminel de guerre et adversaire de toute transparence démocratique, l’émission d’Arte, avec d’autres médias, contribue à remodeler l’image d’institutions parmi les plus répressives de la planète en gardiennes du temple de la liberté.