
Près d’un mois après le début de la guerre en Ukraine, la solidarité a eu le temps de s’organiser. À Lviv, à l’ouest du pays, la fierté nationale a bien souvent pris le pas sur la peur, et galvanise celles et ceux qui luttent contre la progression de l’armée russe.
Nous nous sommes rendus en Ukraine dans la ville de Lviv, qui pour le moment est épargnée par les bombardements massifs. Dans cette ville élégante et raffinée, nous avons rencontré celles et ceux qui ont décidé que la résistance est l’affaire de tous, et qu’elle peut prendre des formes bien différentes. Chacun, à sa manière, a décidé de combattre, ou d’aider celles et ceux qui ont décidé de fuir. (...)
Richard, le passeur des deux mondes
Lorsque Richard vient nous chercher à Przemyśl, nous mettons enfin un visage sur cette voix douce et posée entendue plusieurs fois via WhatsApp. Son apparence typiquement irlandaise, son accent belge, son port altier et son élégance tranchent avec l’image que l’on pourrait se faire d’un passeur. D’ailleurs, il déteste ce terme, qu’il associe instinctivement au trafic, à l’illégalité et au profit. Richard ne demande rien à personne. Quand cela est possible, on peut participer aux frais de carburant, sinon, ça ne fait rien.
S’il est incontestable que nul n’a besoin de passeur pour rentrer en territoire ukrainien –la frontière reste ouverte pour tout détenteur d’un passeport en règles– il est toutefois plus aisé de le faire avec l’aide de celui qui en peu de temps a complètement intégré les non-dits d’une telle entreprise. (...)
Richard est un habitué. Il a laissé son job bien payé dans les entreprises de la tech dublinoise pour foncer en Ukraine aux premiers jours du conflit : « Je ne savais pas encore ce que je pouvais faire mais je savais que je pouvais faire quelque chose. »
Après trois semaines passées sur le terrain, il a déjà facilité le passage de dizaines d’Ukrainiens. Femmes, hommes, enfants, personnes âgées, journalistes, beaucoup lui sont redevables. (...)
Il connaît les manies des uns et des autres aux postes frontières les plus fréquentés de Krakovets ou Medyka, mais aussi sur les passages secondaires, en rase campagne, qu’il franchit la plupart du temps en pleine nuit car moins fréquentés. Il offre systématiquement aux volontaires et aux militaires des checkpoints un large sourire et un « hellooo » chantant. Petit à petit, on reconnait son Mitsubishi et sa barbe rousse aux abords de Lviv, où il a temporairement élu domicile. Avec lui, ça passe plus vite. (...)
La question du sens que l’on donne à sa vie a percuté Richard à l’aube de ses 32 ans. « On ne peut pas la passer à la recherche du confort infini, c’est absurde », assure-t-il, avant de confesser que sa commisération est aussi le résultat d’une foi chrétienne.
Richard est à lui seul la version civile d’un groupe d’intervention. Il dort peu, mange des barres de céréales, boit de l’eau et aide toutes celles et ceux qui, dans un sens ou dans l’autre, veulent passer cette frontière. À la manière d’un urgentiste, il empêche ses émotions de l’envahir et regarde avec distance la cohorte des exilés qui affluent aux portes de l’Union européenne. (...)
Richard s’est peu à peu fondu dans ce pays et cette ville : « Il y a un appel fort qui émane de Lviv. C’est une ville douce, cultivée dans laquelle les réfugiés sont aujourd’hui chez eux. Pensez donc, les habitants ont déjà accepté et aidé plus de 200.000 de leurs semblables en deux semaines seulement, dans une ville où la population en temps normal excède à peine 700.000 âmes. »
À Lviv, tout est plus intense. On participe à l’effort de guerre, sans faire la guerre. La douceur de Richard est devenue une force incommensurable. L’infatigable passeur nous retrouvera dans quelques jours pour le voyage retour, qui s’annonce bien plus difficile. En attendant, nous savons depuis quelques heures que nous avons désormais un ami sûr à Lviv.
Taras, le poète guerrier (...) Chez Taras, on nous explique pourquoi la Russie est le problème de l’Ukraine depuis des siècles. Le corps acéré, le regard verrouillé, Taras déroule ses arguments : « La Russie est le problème principal de l’Ukraine. Ils nous ont toujours emmerdés. Ça ne date pas du 24 février dernier. Pendant les tsars, ils nous soumettaient déjà, volaient notre culture. Pendant le communisme, ils ont organisé contre nous la pire famine du XXe siècle, et cela continue aujourd’hui. Il faut se battre. Moi, en tous cas je m’engage demain… »
Les alertes aériennes sont régulières de jour comme de nuit, les sacs de sable et les chevaux de frise sont disposés devant les bâtiments sensibles.
Partout, nous rencontrons des hommes de tous âges qui veulent se battre. Certains se sont préparés depuis des mois, d’autres s’entraînent depuis le 24 février, et tous veulent intégrer l’armée, ou la défense territoriale (qui regroupe les civils se mettant au service de la défense ukrainienne). L’un d’eux, croisé sur Parkova street, range son arme dans le coffre de sa Volvo. Il est en tenue camouflage. Je cherche à vérifier si les rumeurs de bombardements dans les faubourgs de Lviv sont fondées. Il me répond que non, mais que de toute façon, tôt au tard, Lviv aura droit au déluge de fer.
« Ce n’est pas grave », lance-t-il. Devant mon air interloqué il ajoute : « Vous êtes français, n’est-ce pas ? N’ayez pas peur de Poutine, c’est un bouffon, un homme faible qui met le doigt sur le bouton rouge car il ne pensait pas que nous puissions faire tant de mal à son armée. » Il marque une pause, puis : « Je suis directeur marketing, c’est mon métier, mais j’ai appris à me battre, je suis prêt ! Mes amis aussi ! Nous allons gagner cette guerre. » Il me serre la main et remonte dans sa voiture, démarre, et avant de partir, baisse la vitre : « N’oubliez pas que nos pères ont servi dans l’armée rouge, nous savons que l’armée russe est un mythe. » (...)
Chez Taras, on nous explique pourquoi la Russie est le problème de l’Ukraine depuis des siècles. Le corps acéré, le regard verrouillé, Taras déroule ses arguments : « La Russie est le problème principal de l’Ukraine. Ils nous ont toujours emmerdés. Ça ne date pas du 24 février dernier. Pendant les tsars, ils nous soumettaient déjà, volaient notre culture. Pendant le communisme, ils ont organisé contre nous la pire famine du XXe siècle, et cela continue aujourd’hui. Il faut se battre. Moi, en tous cas je m’engage demain… » (...)
Au milieu des peintures de nus, des toiles soigneusement rangées dans les râteliers, des bouquins éparpillés, on aperçoit le gilet pare-balle niveau IV rangé dans un coin. C’est un journaliste français qui le lui a laissé le jour de son départ, car ici, on manque de matériel.
Taras le poète guerrier, le nationaliste ukrainien, est attaché à sa culture depuis toujours. (...)
Le lendemain, nous apprenons que Lutsk a été bombardée. La ville se trouve à deux heures et demie de route de Lviv. Nous décidons de nous y rendre. Oleksander, notre chauffeur, nous indique qu’il y a très peu de chances que nous puissions pénétrer dans l’aérodrome cible des missiles russes.
Effectivement, lorsque nous arrivons devant les grilles du complexe militaire de Lutsk, un homme en arme vocifère en ukrainien, et Oleksander, nous fait signe de déguerpir rapidement. (...)
« Il y a deux jours, nous avons arrêté un habitant de Lutsk qui renseignait les Russes en leur donnant les coordonnées précises des lieux à bombarder. Il est installé ici depuis longtemps. Cette guerre a été planifiée depuis des années. » (...)
sur le bord de la route les panneaux d’agglomération qui ont été masqués par les Ukrainiens : « Cela suffit à désorienter l’armée russe. Ils ne savent pas où ils sont, ils ne savent pas qui nous sommes. » (...)
sur le bord de la route les panneaux d’agglomération qui ont été masqués par les Ukrainiens : « Cela suffit à désorienter l’armée russe. Ils ne savent pas où ils sont, ils ne savent pas qui nous sommes. » (...)
Des bombardements ont eu lieu cette nuit à proximité et rendent toute planification encore plus aléatoire que d’habitude. Sur la route, on aperçoit au loin des colonnes de fumée noire, sans savoir si elles sont le résultat d’une frappe ou d’un incendie agricole. (...)
Une file impressionnante de femmes, d’enfants et de personnes âgées attendent leur tour dans le froid, derrière les grilles. La fatigue, la résignation, la détresse et la tristesse se nichent désormais dans les replis des visages. (...)