Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Acrimed
À bas la presse bourgeoise ! Deux siècles de critique anticapitaliste des médias : un extrait du livre de Dominique Pinsolle
#Pinsolle #medias #acrimed
Article mis en ligne le 7 novembre 2022

L’historien Dominique Pinsolle vient de faire paraître chez Agone À bas la presse bourgeoise ! Deux siècles de critique anticapitaliste des médias. De 1836 à nos jours. Pour l’occasion, nous organisons le 24/11 un Jeudi d’Acrimed avec l’auteur (19h, Bourse du travail de Paris, entrée libre et gratuite).

Et, en attendant, nous publions ci-dessous le chapitre XI : « Renoncement des socialistes, triomphe du capitalisme médiatique (du début des années 1980 au milieu des années 1990) » (p. 173-188).

Si la question des médias n’a rien d’anecdotique au moment où François Mitterrand prend ses fonctions à l’Élysée, les mesures prévues par les socialistes ne brillent pas par leur précision. En matière de presse, aucune nouvelle loi anti-concentration n’est prévue [1]. Concernant la radio et la télévision, le PS, contrairement au PCF, n’a jamais élaboré de plan cohérent de réorganisation du secteur après Mai 68 [2]. L’action qui sera menée dans l’audiovisuel suit surtout un principe énoncé par le chef du gouvernement, Pierre Mauroy, en Conseil des ministres : « Il n’est pas normal que tous les éditorialistes soient de droite [3]. »

La position des socialistes au pouvoir s’avère finalement très floue, tant pour la télévision que pour la radio. Dans l’urgence, le gouvernement doit clarifier la situation des stations clandestines. En novembre 1981, une loi provisoire précise les conditions permettant aux centaines de radios locales privées d’émettre légalement (...)

Mais la question du financement publicitaire, qui divisait déjà les radios libres, crée des clivages au sein du pouvoir. (...)

Cette ligne dure semble encore être à l’ordre du jour pour l’audiovisuel, du moins dans les discours, au cours de la première année d’exercice du pouvoir des socialistes. (...)

les principes anticapitalistes censés guider l’action des socialistes s’évaporent rapidement. Après avoir remplacé les responsables de la radio-télévision [9], le gouvernement renonce en quelques mois à maintenir le monopole d’État. La loi du 29 juillet 1982, en écho à celle du 29 juillet 1881 sur la presse, établit que « la communication audiovisuelle est libre ». La radio et la télévision demeurent soumises à un régime d’autorisation préalable et de concession de service public. Mais la porte est ouverte à l’instauration d’un double secteur, en partie public et en partie privé. Son indépendance à l’égard du gouvernement repose sur une Haute autorité de la communication audiovisuelle (HACA), dont les membres (choisis par les présidents de la République, de l’Assemblée et du Sénat) nomment les responsables des sociétés héritées de la suppression de l’ORTF en 1974 [10].

Cette loi du 29 juillet 1982, suivie de la création de la HACA, entérine la légalité des radios locales privées (tout en interdisant toujours leur financement par la publicité), et prépare l’arrivée de nouveaux investisseurs dans le secteur télévisuel, qui promet d’immenses profits. (...)

Face à ce renoncement à préserver un monopole constituant la base d’un service public de l’audiovisuel, l’opposition de centre droit (Union pour la démocratie française, UDF) et de droite (Rassemblement pour la République, RPR) se rallie au principe d’une domination du secteur privé. La défense de la mainmise étatique est-elle moins tentante lorsqu’on n’exerce plus le pouvoir ? Il faut dire que le vent tourne partout en Europe en faveur d’une télévision commerciale, dont l’orientation divertissante et la nature publicitaire peuvent s’avérer précieuses lorsque la situation économique s’assombrit [13]. Une fois revenue au pouvoir après les élections législatives de mars 1986, la droite qui « cohabite » avec le président socialiste entérine ainsi le double secteur audiovisuel. (...)

Face à l’extension du capitalisme médiatique dans la presse et la radio, les socialistes ont échoué ou capitulé avant même de commencer. (...)

Renonçant à un grand service public de télévision non marchande, incapable de faire plier le « Papivore », la gauche au pouvoir, pourtant héritière de décennies de combat pour la liberté de l’information, capitule également devant les radios marchandes. La question du financement par la publicité, d’abord tranchée en faveur des partisans des stations associatives non lucratives, est à nouveau débattue au cours de l’été 1984. Cette fois, le modèle d’une radiodiffusion commerciale sort vainqueur à l’issue du vote de la loi du 1er août 1984. La publicité, désormais autorisée pour les radios privées, transforme le secteur en un vaste marché que se disputeront bientôt les stations nées de la libéralisation (...)

Le temps d’une législature, entre 1981 et 1986, le pouvoir socialiste rompt avec tous les projets de transformation des médias historiquement portés par la gauche, dont il restait encore quelques traces dans le programme du candidat Mitterrand. Ces décisions accompagnent simplement la « rigueur » économique à laquelle se sont convertis les socialistes [25] (...)

Face à ces mouvements de capitaux remodelant le paysage médiatique français, plus aucune force de gauche ne considère comme prioritaire la lutte pour des médias affranchis de l’argent. La technophilie ambiante assimile la multiplication des réseaux et des flux de communication au progrès, et à la promesse d’un avenir radieux [27]. Le triomphe de la télévision commerciale, qui impose son rythme, ses normes et ses codes à une grande partie de l’univers médiatique mais aussi politique, fait douter d’une stratégie reposant sur la confrontation. Le combat semble perdu d’avance, et personne ne tient à être associé aux conservateurs déplorant, comme au XIXe siècle, la destruction de la « Culture » par les médias de masse. Alors que les effectifs syndicaux fondent et que les forces anticapitalistes s’amenuisent, ces nouveaux canaux d’information ne pourraient-ils pas être utilisés pour compenser cet affaiblissement et mobiliser le grand public – comme le fait « SOS racisme » à partir de 1984 ?

Dans la première moitié du XXe siècle, un tel raisonnement était peu envisageable à propos des quotidiens à grands tirages. Identifiés comme des armes de propagande aux mains de l’ennemi de classe, il fallait les affronter, et non les séduire ou s’adapter à leurs attentes. Et même si la lutte était financièrement inégale, il était encore imaginable d’opposer à ces journaux une presse authentiquement populaire, issue de la classe ouvrière et financée par elle. Dans les années 1980, aucun réseau de télévision n’échappe aux détenteurs de capitaux. (...)

Les théories critiques n’ont pas disparu (dans la filiation de l’École de Francfort ou même encore du marxisme), mais elles sont en perte de vitesse. Et leur force de contestation est inversement proportionnelle à la puissance des entreprises de communication et à l’aura dont jouissent les grands médias. À partir du moment où la lutte des classes et les organisations de masse – comme la CGT ou le PCF – qui la relayaient ont été effacées du paysage politique, rangées au rayon des vieilleries d’avant la « fin de l’histoire », le bébé de la question médiatique a été jeté avec l’eau du bain anticapitaliste. Journaux, radios et télévisions, eux-mêmes parties prenantes de l’internationalisation du capitalisme, jouent un rôle actif dans ce processus, par leur autocélébration et leur identification à la modernité, à la démocratie et au progrès [29]. Ce discours est distillé par des journalistes de plus en plus nombreux, que la position sociale ne rapproche ni des milieux populaires ni de la contestation de l’ordre dominant [30].

Au-delà de ces mouvements de fond, la marginalisation de la critique anticapitaliste des grands moyens d’information s’explique aussi par le patient travail réalisé par de très médiatisés groupes intellectuels qui contribuent à enraciner dans le paysage idéologique des couples de concepts fonctionnant comme des prêts-à-penser tout-terrain : démocratie et médias, liberté et marché, communication et progrès, etc. ; opposés à totalitarisme et propagande, dictature et communisme, étatisme et immobilisme, etc. Les « nouveaux philosophes », dont l’inénarrable Bernard-Henri Lévy, se partagent le chantier avec la Fondation Saint-Simon, qui relaie, de 1982 à 1999, les efforts méritants de tout propagandiste de l’ère nouvelle, de tout pourfendeur vigoureux des vieilles lunes marxistes et keynésiennes [31]. On y retrouve les historiens François Furet et Pierre Rosanvallon, l’essayiste et consultant Alain Minc, rejoints plus tard par des vedettes du journalisme comme Anne Sinclair (présentatrice de l’émission « 7 sur 7 » sur TF1), Christine Ockrent (passée d’Antenne 2 à RTL puis à TF1) et Serge July (directeur d’un Libération converti aux vertus de la publicité et aux joies du marchandage de son capital) [32]. Dans ce nouvel univers idéologique et médiatique, les espaces ouverts à une critique anticapitaliste des médias sont aussi minces que marginaux. Au milieu des années 1980, le militant homosexuel et écrivain Guy Hocquenghem parvient tout de même à faire entendre une voix dissidente en brocardant les anciens soixante-huitards (comme July) acquis à une doctrine culturellement libertaire et économiquement libérale [33]. Mais à la fin de cette décennie, plus rien, ou presque, ne subsiste des projets d’émancipation de l’information portés par la gauche depuis plus d’un demi-siècle. Une nouvelle table rase qui, à l’inverse de celle de 1944, profite cette fois aux magnats de la communication.

Au tournant des années 1990, si le capitalisme médiatique triomphant n’est plus menacé par aucune tentative de transformation radicale des moyens de communication, ceux-ci font l’objet d’une multitude d’analyses et de discussions. Cependant, c’est moins la propriété privée des moyens d’information qui est questionnée que les « dérives » et les « dérapages » entraînés par la concurrence, pas toujours aussi libre et non faussée qu’on dit. (...)

Des travaux plus tranchants continuent de dénoncer la mainmise du grand patronat sur les principaux organes d’information et les effets d’une libéralisation généralisée des médias. Quelques francs-tireurs posent les bases d’une critique sans concession dans les colonnes du Monde diplomatique ou, loin de Paris, comme dans la revue Agone ou dans un documentaire sur le traitement médiatique des élections municipales à Bordeaux, en 1995 [36]. Un nouveau vent critique vient aussi de l’université. (...)

Au milieu de la décennie 1990, l’outillage intellectuel pour s’attaquer à la dépendance de l’information à l’égard de l’argent est disponible, mais aucune force sociale ou politique d’envergure n’est encore en mesure de s’en emparer. La critique des médias demeure, sur le terrain militant, groupusculaire – au sein, par exemple, du Réseau pour l’abolition de la télévision (RAT) fondé en 1991 dans les milieux libertaires et, un an plus tard, du groupe Résistance à l’agression publicitaire (RAP). (...)

La chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS semblent donner raison aux théoriciens de la « fin de l’histoire », prophétie soutenue sans retenue par des médias vecteurs d’une version intéressée de la liberté et de la démocratie. Pourtant, les puissantes grèves de novembre-décembre 1995 ouvrent en France un nouvel espace contestataire dans lequel la question de l’information retrouve l’importance qu’elle avait perdue à gauche. En quelques années, un mouvement de critique des médias se structure dans un contexte marqué par la remise en cause de la mondialisation libérale. (...)