
A quoi ressemble aujourd’hui, dans l’Égypte dirigée d’une main de fer par la dictature du maréchal al-Sissi, la vie des jeunes révolutionnaires qui ont occupé la place Tahrir et manifesté dans les rues du Caire en 2011 ? Rester vivants, un film documentaire réalisé par la photographe Pauline Beugnies, dresse le portrait, à la fois intime et politique, d’une génération confrontée à la violence contre-révolutionnaire. Forgés dans l’effervescence de la chute d’Hosni Moubarak et des combats pour la démocratie, Eman, Kirilos, Solafa et Ammar interrogent leurs choix, racontent leur présent, cherchent leur place dans une société gouvernée par la peur. Ont-ils pour autant renoncé à leurs espoirs de changement ?
La contre-révolution menée en Égypte par le nouveau pouvoir du maréchal Abdel Fattah al-Sissi, installé depuis le coup d’État de juillet 2013, ne s’est pas contentée d’effacer les peintures sur les murs de la capitale, de surveiller chaque faits et gestes de la population, d’enfermer ses jeunes par milliers. Elle s’attache aussi à refaçonner, de gré ou de force, les mémoires et les identités issues de la période révolutionnaire. Rester vivants, le film documentaire de la réalisatrice belge Pauline Beugnies, interroge, dans ce contexte marqué par une profonde violence physique et psychologique, le rapport d’une génération entière à « sa » révolution : comment continuer à vivre, après l’intensité collective inouïe générée par le renversement de la dictature, lorsque celle-ci reprend finalement le dessus pour consacrer toute sa force à la dénégation de ce moment fondateur ?
« Nous sommes tous névrosés, explique d’emblée Eman, l’une des quatre révolutionnaires suivis par la caméra de la réalisatrice depuis 2014. On est heureux d’avoir fait [la révolution], et en même temps on voudrait que cela ne soit jamais arrivé (...). Je suis confuse. On est tous devenus cinglés... Il nous faut un psychiatre, vraiment ! », avoue la jeune femme, sans jamais se départir de son franc sourire. Sorti en 2017 en Belgique, projeté pour la première fois en France le 19 septembre dernier au cinéma « Commune image » de Saint-Ouen, Rester vivants ouvre une fenêtre à travers la chape de plomb policière et mentale qui enserre la société égyptienne. (...)
Gouvernement par la paranoïa collective (...)
« J’ai l’impression que c’est un rêve, réagit Solafa en se revoyant manifester dans les rues du Caire. Comme si je n’avais jamais fait ça. Je n’ai pas l’impression que c’est moi, je vois quelqu’un d’autre... Qu’est-ce qu’on était bien ! » (...)
« Je n’aime pas y penser, poursuit la jeune femme, qui est devenue journaliste. Dans notre ancienne maison, on avait des photos de la révolution, des souvenirs. Mais ici, non... » La question des images, et des différents supports de mémoire qui assurent la permanence des souvenirs de la révolution, est l’un des fils conducteurs du film. (...)
Pour Eman, son mari et leur enfant, la menace permanente des arrestations et des disparitions forcées, épée de Damoclès qui menace aujourd’hui toute la jeunesse activiste ou considérée comme telle, finit par conduire à l’exil. Le film les voit s’envoler pour Doha, au Qatar, où ils sont peu à peu saisis par le mal du pays, sans perspective de retour. De son côté, Solafa mène tant bien que mal son travail de journaliste, dans un contexte où la seule parole publique autorisée doit chanter les louanges du régime, quitte à nier l’intensité de la crise économique qui transforme la vie quotidienne des Égyptiens en un vrai défi. Le pouvoir entretien la peur, diffuse le doute, érige la paranoïa collective en un instrument de gouvernement : « Dois-je fuir ? », « Suis-je sur une liste noire ? », « Vais-je être arrêté ? », semblent s’interroger chaque jour les jeunes Égyptiens.