
En septembre 2021, la candidature de Sandrine Rousseau à la « primaire de l’écologie » suscitait dans les médias dominants une véritable campagne de disqualification, insultes sexistes à l’appui. Un an plus tard, l’agenda s’emballe de nouveau autour des « polémiques » qui entourent les prises de parole de la députée écoféministe, entretenant elle-même une relation ambivalente aux médias.
Le traitement ordinaire de la députée Sandrine Rousseau cristallise à lui seul un fonctionnement médiatique fabriquant des polémiques comme d’autres des pots de yaourts. L’art de la polémique tel que pratiqué dans les médias dominants a l’avantage de s’autoalimenter tout en neutralisant le débat public. On pourrait résumer la couverture de l’élue écologiste à l’équation suivante : une interview, une intervention dans une réunion publique (même la plus marginale) ou un tweet de Sandrine Rousseau = des réactions dans le milieu politique ou sur Twitter = des émissions et des articles consacrés aux dites paroles dans la presse = une « polémique » médiatique = des interviews-réactions à la polémique et ainsi de suite. (...)
La « polémique » serait-elle pour autant un produit naturel tombé du ciel, dont les journalistes se feraient simplement le relai ? Ou faut-il plutôt y voir un « inépuisable carburant de leur fonctionnement autophage », comme nous le notions dans un précédent article :
Parfaitement adapté aux normes « guerrières » du flux et des formats médiatiques – pensons aux « débats » sous forme de matchs de catch –, produit de pratiques professionnelles routinières – scruter la « guerre » des réseaux sociaux –, l’usage du terme est devenu totalement performatif : décréter une « polémique », c’est, en soi, faire « advenir » un « événement » dans les médias.
Qui produit la polémique ? Qui oblige les journalistes et les chefferies éditoriales à construire l’agenda médiatique autour de petites phrases qui agitent le réseau Twitter et les émissions de télévision du matin au soir ? La réponse de Léa Salamé à Sandrine Rousseau, qui pose la question de l’agenda médiatique en déclarant à propos d’une conférence de presse que « les journalistes y allaient pour trouver du sang et des larmes », illustre en tout état de cause l’absence de réflexivité de ces derniers quant à leur propre rôle : « C’est vous qui mettez sur la place publique les sujets… » (France Inter, 3/10) Peut-être. Mais ce sont les directions éditoriales qui choisissent d’en faire (ou non) des « sujets » (...)
La polémique n’existe donc pas en soi : elle est le résultat d’une co-construction filée entre les médias et le monde politique, qui trahit des arbitrages politiques du côté des chefferies éditoriales, recevant et jugeant tel propos « polémique » et tel autre non (ou dans de moindres proportions). Un alliage qui pose la question fondamentale et légitime du rapport des formations politiques de gauche aux médias et des stratégies des personnalités les plus en vue vis-à-vis de/et dans ces médias. À bien des égards, Sandrine Rousseau fait le choix de jouer ce jeu médiatique tel qu’il (dys)fonctionne. Elle n’est pas – loin s’en faut – la seule dans la gauche (au sens large) : multiplier des « punchlines » calibrées, répondre favorablement aux moult sollicitations jusqu’à surinvestir l’espace médiatique (y compris ses dispositifs les plus indigents) et penser des apparitions sous la forme de « coups » – sans que tout ne soit systématiquement conscientisé et encore moins préparé – relèvent d’un rapport spécifique à la médiatisation, dont les effets sont multiples – y compris pour celles et ceux qui l’endossent –, qu’il est légitime de questionner.
La polémique de l’« affaire Bayou » (...)
La dernière « polémique » en date, l’« affaire Bayou », permet d’observer le fonctionnement d’un système médiatique qui fonctionne en vase clos, biais et mécanismes sexistes en toile de fond. Cette séquence médiatique s’est ouverte le 19 septembre sur le plateau de « C à vous » (France 5), quand Anne-Élisabeth Lemoine choisit, en toute fin d’émission, de faire réagir Sandrine Rousseau à un tweet du mouvement féministe « Nous Toutes » : « Bonjour EELV, La cellule VSS [1] a été saisie en juillet après des accusations de violences commises par Julien Bayou sur son ex-compagne. Comment s’assurer que les militantes soient en sécurité ? Aucune mesure ne semble avoir été prise, pourquoi ? » Sandrine Rousseau pointe alors « des comportements qui sont de nature à briser la santé morale des femmes » avant de déclarer que l’ex compagne de Julien Bayou a fait une tentative de suicide. Ses propos sont instantanément repris partout, faisant d’autant plus « polémique » que l’éditorialiste Patrick Cohen affirme le lendemain que la responsable écologiste avait précisé « micro coupé, "qu’il n’y [avait] rien de pénalement répréhensible dans cette histoire" » (« C à vous », 20 septembre).
Pendant plusieurs jours, « l’affaire Bayou » structure ainsi l’agenda médiatique, qui redouble d’émissions et de publications lorsque Julien Bayou démissionne de sa fonction de secrétaire national d’Europe Écologie Les Verts le 26 septembre. Pour une séquence… qui tourne en rond (...)
Or, quel aurait pu – dû – être le rôle d’un média face à cette « révélation » [2] ? Enquêter sur le fond de cette affaire, prendre le temps de confronter les propos de Sandrine Rousseau dans le cadre d’une investigation contradictoire avec les différents acteurs concernés et jauger l’intérêt des informations récoltées en vue d’une publication éventuelle. En lieu et place, les rédactions choisissent le théâtre : faire immédiatement monter la sauce à partir de déclarations ou de coups d’éclat sur fond de rivalités partisanes au sein d’EELV, mises en scène par médias interposés.
C’est ainsi que rapidement, et en particulier à la faveur d’une contribution de Libération publiée le 30 septembre, « l’affaire Bayou » devient en réalité une « affaire Rousseau ». (...)
Le cadrage est partout identique : critiquer l’« accusation » médiatique portée par Sandrine Rousseau. C’est ce qui structure également l’émission d’info-divertissement de France 2, « Quelle époque ! » du 8 octobre, animée par l’inénarrable Léa Salamé, et ce malgré les promesses de l’introduction : « Vous allez répondre à Julien Bayou qui vous a accusée d’aller trop loin, on va aussi parler d’écologie, du plan de sobriété du gouvernement. » D’écologie et du plan de sobriété du gouvernement, on ne saura rien. Mais on aura tout le loisir d’apprendre ce que pensent Michel Cymes, Christophe Dechavanne [3], Luz et Léa Salamé de la prise de parole de Sandrine Rousseau contre Julien Bayou. (...)
Sandrine Rousseau a-t-elle eu tort de relayer ces accusations contre Julien Bayou sur un plateau de télévision ? Ce n’est pas une question à laquelle une association de critique des médias peut répondre. Tout du moins pouvons-nous dire que si la question est légitime, elle a en revanche occupé trop de place dans les médias dominants, où elle fut discutée de manière anarchique voire tout bonnement supplantée par un traitement à charge unilatéral de l’élue. Car au-delà de l’appétence des talk-shows pour les « polémiques », « l’affaire Bayou » fut le marchepied d’une nouvelle surenchère personnalisée autour de Sandrine Rousseau, cible de la presse réactionnaire (mais pas que…) depuis un an, dépeinte en incarnation vivante du « wokisme » et de ses prétendues dérives.
Un imaginaire sexiste en toile de fond
Très vite, des « portraits » de Sandrine Rousseau ont ainsi vu le jour, axés sur une ligne claire : disqualifier l’élue. (...)
Une offensive contre le mouvement féministe
Car l’enjeu de cette campagne médiatique contre Sandrine Rousseau va sans doute bien au-delà de la neutralisation d’une élue politique jugée « trop radicale ». Un rappel à l’ordre médiatique est ici envoyé au mouvement féministe, renouant avec l’incitation d’une « libération de la parole » sous caution préconisée par de nombreux éditorialistes aux débuts de « Balance Ton Porc ».
En cela, l’enquête de Libération publiée le 30 septembre marque un tournant [5]. Le journal parle de « surveillance » du secrétaire national d’EELV par des militantes du parti, avant de conclure sur « des procédures informelles ouvrant la voie à d’inquiétantes dérives. » Une conclusion qui n’est pas sans rappeler les nombreux titres de presse sur les « dérives » du mouvements #MeToo, précisément suscités par cette affaire. (...)
La question des moyens et des stratégies de lutte du mouvement féministe est légitime, peut et devrait faire l’objet de débats, qui ont d’ailleurs redoublé depuis le mouvement #MeToo dans différents partis et collectifs. Que les médias décident d’installer ce débat dans le sillage d’une affaire encore largement sous-documentée n’est pas bon signe, en revanche, pour la qualité du débat public. En particulier lorsque la « discussion » est contrainte d’évoluer dans les ornières du journalisme tel qu’il se pratique dans les médias dominants : course aux petites phrases ; partis pris permanents ; clash, invectives et sensationnalisme ; primat au commentaire ambiant et aux toutologues sur le dos de la spécialisation ; sans oublier le phénomène de droitisation des chefferies éditoriales, extrêmement poreuses aux « paniques morales »… Qui peut imaginer que ce « débat » puisse être mené de façon éclairée dans les médias tels qu’ils fonctionnent aujourd’hui ?