
Nul n’a pu passer à côté : fin décembre 2019, l’un des plus grands des grands patrons du monde, Carlos Ghosn, a quitté clandestinement le Japon, où il était inculpé pour détournement des fonds de l’entreprise Renaud-Nissan-Mitsubishi. Une évasion à grands renforts de millions et… de mise en scène médiatique, exceptionnelle par son ampleur, quoique traditionnelle dans ses mécanismes. Sensationnalisme et complaisance ont en effet constitué les deux jambes d’une couverture largement tirée du côté du multimillionnaire. Retour sur six semaines d’un de ces « feuilletons » typiquement chéris par des rédactions en mal(le) d’aventures.
parler de l’insignifiant pour n’informer sur rien, ou plutôt sur rien d’autre que les centres d’intérêts des journalistes en question.
Un traitement médiatique « rocambolesque »
Première passion journalistique, le « rocambolesque », ainsi défini par le Larousse : « Qui est plein d’invraisemblance, de péripéties extraordinaires. » Dès la première semaine de janvier, la plupart des « reportages » s’arrachaient le déballage des péripéties ghosnesques : découvrir les « détails », les « coulisses » et autres « récits » de l’« évasion » – à moins que ce ne soit une « fuite » ? – semblait alors devenir la mission d’information numéro Un. Si bien que le même terme a proliféré en titraille, jusqu’à tout récemment. (...)
Cette titraille répétée autour des rocambolades de Carlos Ghosn n’est que la face émergée d’un iceberg d’anecdotes dont regorgent les grands médias. Futiles, certes, mais qui n’en constituent pas moins l’approche prioritaire des journalistes pour exposer, prétendent-ils, les tenants et les aboutissants d’une affaire politico-industrielle. Vaine prétention, tant l’attraction du storytelling – supposé « accrocher » le public – conduit in fine les journalistes à se prendre les pieds dans le tapis de leur propre emballement, réduisant à peau de chagrin la portée informative de leurs productions.
Les mille et un entretiens… « exclusifs » (...)
Que Léa Salamé soit fascinée par Carlos Ghosn, c’est là son droit le plus strict. Cet entretien interroge néanmoins quant à la vision du journalisme qui anime l’intervieweuse, tant sa pratique du deux poids deux mesures saute aux yeux. Comme le mettaient en évidence Les Mutins de Pangée, la conversation mondaine proposée au grand patron contraste avec l’interrogatoire infligé, la veille, à Philippe Martinez. Au-delà, cette séquence pose aussi la question des priorités de France Inter qui, en pleine grève contre une suppression annoncée de près de 300 postes [3], mandate une super-éditocrate pour bavarder avec un super-patron... (...)
l’aisance avec laquelle l’illégalité des actions du super-riche est reléguée au second plan – quand elle n’est pas tout simplement ignorée – ne peut que frapper les esprits. A fortiori dans une période de forte mobilisation sociale, où les mêmes journalistes peuvent disserter des heures durant sur le danger que représentent des syndicalistes procédant à des coupures d’électricité ; où les mêmes journalistes somment les représentants syndicaux de condamner la moindre action symbolique, la moindre insulte, ou la moindre vitrine brisée. Si les grands médias offrent chaque jour des illustrations à la pelle du « Selon que vous serez puissant ou misérable », le traitement de Carlos Ghosn en est probablement la plus belle allégorie.