
Mardi 13 Mars 2018
Alors que s’ouvre aujourd’hui le procès des huit personnes accusées d’avoir saboté des lignes de TGV en 2008, les médias s’interrogent à l’unisson sur ce “fiasco policier et judiciaire”. Ce faisant, ils évitent soigneusement d’évoquer le fiasco... médiatique qui perdura pendant les mois suivant les arrestations de Tarnac, au cours desquels les médias se firent les relais dévoués du ministère de l’intérieur et de la justice anti-terroriste. Nous republions ici un article initialement paru le 3 juin 2009, qui revient spécifiquement sur le traitement de l’affaire dans les JT de France 2.
(...) « L’affaire » a débuté médiatiquement un certain 11 novembre 2008. Ce jour-là, devant les caméras des journalistes embarqués, la police antiterroriste procède à une interpellation musclée d’un « groupe » de jeunes vivant à Tarnac en Corrèze. Julien Coupat est l’un d’entre eux. Motif : la police accuse ces jeunes d’être les auteurs des sabotages survenus quelques jours auparavant sur les lignes TGV de la SNCF.
Dès le « 13 h » de ce 11 novembre, France 2 s’empresse, comme toutes les radios et télévisions « en prise directe sur les événements », de diffuser l’information. Quelle information ? Sans précaution, ce jour-là et le lendemain, les JT de cette chaîne du service public assènent la version « officielle ». Pis, ils brodent autour de l’affaire et poussent les enchères, donnant ainsi encore plus de crédit à cette version. Joli travail collectif de la plupart des présentateurs de la rédaction comme David Pujadas ou Élise Lucet, la palme revenant, comme on va le voir à Audrey Goutard.
Un commando tapi dans l’ombre
Dès le « 13 h » du 11 novembre donc, Audrey Goutard, après avoir certainement recoupé ses informations et vérifié ses sources, décrit les personnes arrêtées comme de méchants membres actifs d’un commando organisé et violent, présumé coupable du sabotage des lignes TGV : « Le commando avait fait de ce village en Corrèze son QG . C’est ici que les principaux membres ont été arrêtés ce matin. Ils vivaient dans une petite épicerie, tapis dans l’ombre . Parmi eux, le chef , un homme de 34 ans qui se présente comme un philosophe anarchiste […] les services de renseignement les avaient repérés il y a plusieurs mois. Ils les ont suivis dans toute leur radicalisation. Faire le coup de poing dans les conférences internationales, comme ici au dernier sommet du G8, ne leur suffisait plus . Le groupe a décidé de rentrer en clandestinité et de s’installer en Corrèze. Plus de téléphone, plus d’Internet mais des actions comme celles commises sur les voies ferrées . Des actes de sabotage qui ont paralysé ce week-end une partie du réseau. Les enquêteurs vont maintenant se pencher sur le passé du membre du commando . Ils ont quatre jours pour comprendre leurs motivations et déterminer s’ils n’avaient pas d’autres cibles. »
Audrey Goutard se passe du conditionnel de précaution qui, il est vrai, n’introduirait qu’une maigre prise de distance. (...)
L’enquête est en cours ? Qu’importe. Jusqu’à ce qu’elles soient jugées, les personnes arrêtées sont présumées innocentes ? Qu’importe. L’examen de leurs motivations (pour des actes qu’on leur prête avant tout procès) n’est pas achevé ? Qu’importe : la journaliste les connaît déjà.
Au « 20h », c’est David Pujadas qui officie. Content des performances de la police, il annonce : « L’enquête n’a donc pas traîné après les actes de sabotage concertés contre la SNCF le week-end dernier. Vingt personnes ont été arrêtées ce matin, dix sont toujours en garde-à-vue. Elles sont toutes issues, je vous le disais, des milieux d’ultra-gauche. » (...)
Fin limier, Pujadas enchaîne en s’interrogeant ainsi sur l’identité des membres du « commando » : « Qui sont ces militants qui ont basculé dans l’illégalité ? » Carrément, dans l’illégalité ! (...)
Il sait lui aussi, sans le moindre recours au conditionnel que les supects, présumés innocents, sont coupables.
Le lendemain, même scénario. Mais l’enquête de nos journalistes avance : les téléspectateurs apprendront davantage sur les interpellés et leurs supposées motivations pour des actes dont on ne sait pas s’ils les ont accomplis. Au cours du journal de 13 heures, Élise Lucet, en introduction du premier sujet, non sans finesse sociologique et psychologique, les présente : « […] ils ont de 23 à 34 ans, il y a cinq hommes et cinq femmes, beaucoup sont issus de bonnes familles. Sûrement par réaction , ils ont choisi de s’engager dans la mouvance de l’ultra-gauche à tendance anarchiste. » (...)
Le doute s’installe
Pendant les jours qui suivent, les JT diffusent les éléments de l’enquête que la police a daigné mettre à la disposition des journalistes : déplacement des suspects, résultats des perquisitions… et quelques micro-témoignages de l’entourage des interpellés. Mais devant la persistance de l’absence de preuves matérielles (qui ne pourraient, si elles existent, être évaluées que le jour du procès), l’hypothèse d’un emballement policier commence à poindre et, un mois plus tard, le ton a changé.
Au cours du journal de 13 heures, le 15 novembre, un reportage nous apprend qu’il ne s’agit pas (ou plus…) d’un commando mais d’« Une communauté installée ici depuis plusieurs années qui revendique un mode de vie alternatif. » Au cours du journal de 20 heures du même jour, c’est au tour de Laurent Delahousse de prendre un minimum de précautions : « On parle d’un noyau dur et le leader présumé de cette cellule qualifiée d’ultra-gauche a eu, il faut le reconnaître , un parcours assez étonnant . » Delahousse s’efface devant des sources anonymes auxquelles il impute ce qui, quelques jours plus tôt, avait été présenté sous la seule responsabilité de journalistes… égarés sur un « parcours assez étonnant ». (...)
Présumé coupable
Le 28 mai, six mois après les arrestations, Julien Coupat, le dernier des prévenus, est libéré mais sous caution, alors qu’il reste inculpé et que l’enquête se poursuit, toujours sans preuve matérielle à son encontre si l’on en croit ses avocats.
Au journal de 20 heures du jour même, David Pujadas, imperturbable, comme si de rien n’était, ouvre le sujet ainsi : « L’affaire avait fait grand bruit. Julien Coupat, 35 ans, présenté comme le cerveau d’un groupe soupçonné de sabotages contre les lignes TGV a donc été libéré. C’est un nouveau rebondissement dans cette enquête critiquée depuis les premiers jours . » Critiquée, mais pas dans les JT de France 2. (...)
Marie Drucker avait introduit ce « sujet » par cette question : « Un fiasco judiciaire se cache-t-il derrière l’affaire Coupat ? ». Bonne question. Quant au fiasco médiatique, - patent pendant le premier mois de l’enquête - est-il vraiment corrigé quand perdure le même suivisme à l’égard de Madame la Ministre de l’intérieur, des magistrats et de la police ?
Le suivisme à l’égard des sources officielles, voire de l’opération politique du gouvernement, s’avère désastreux pour l’information. (....)
Quand on ignore si un accusé a ou non accompli les actes dont on l’accuse, les journalistes seraient souvent avisés de se taire. En toute indépendance.