Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Slate.fr
« Agitation politique », « lecture de romans »… Au XIXe siècle, on internait les femmes un peu trop émancipées
Article mis en ligne le 22 janvier 2022
dernière modification le 21 janvier 2022

Dans son livre « Le Bal des folles », adapté en film, Victoria Mas évoque l’histoire des femmes placées de force à la Salpêtrière. Si les conditions d’internement en hôpital psychiatrique ne sont plus les mêmes aujourd’hui, des problèmes subsistent.

Paris, 1885. Eugénie, une jeune femme caractérielle issue d’une famille bourgeoise, affirme pouvoir communiquer avec les esprits. Pour éviter que cela s’ébruite et entache la réputation de la famille, son père décide de la traîner de force à l’hôpital Salpêtrière, où elle est internée plusieurs semaines. C’est dans cet établissement du XIIIe arrondissement de Paris que les femmes jugées atteintes de folie étaient claustrées pendant des années, parfois leur vie entière, et ce le plus souvent –sinon exclusivement– à la demande d’un homme.

Cette scène, issue du Bal des folles, un livre de Victoria Mas sorti en 2019 et récemment adapté en film par Mélanie Laurent, rappelle le traitement qui a été infligé à des milliers de femmes au XIXe siècle. À un détail près : il était impossible qu’un père puisse interner sa fille du jour au lendemain sans que plusieurs médecins attestent de la maladie mentale de la jeune femme. « Dès 1838, tout ceci était très encadré », insiste Yannick Ripa, professeure en histoire des femmes et du genre à l’Université Paris 8.

La Salpêtrière, grand établissement d’enfermement des femmes

En 1656 est construit l’Hôpital Général, une institution chargée d’interner de gré ou de force les mendiants, les marginaux, les vagabonds… Toute personne susceptible de perturber l’ordre et la vie de Paris. L’établissement est constitué de cinq maisons, dont le Bicêtre, où l’on enferme les hommes, et la Salpêtrière, destinée aux femmes. C’est ici que seront aussi détenues les prostituées, les voleuses, les blasphématrices, les sorcières et les « folles », ou celles jugées comme telles. (...)

Il faut attendre la Révolution française et notamment l’arrivée en 1794 à la Salpêtrière de Philippe Pinel, fondateur de la psychiatrie, pour que les personnes atteintes de maladie mentale commencent à être correctement prises en charge. « Il libère les malades de leurs chaînes et fait basculer la folie dans le champ de la curabilité. À l’époque, c’est un immense projet », explique Yannick Ripa.

« Le refus de faire le ménage n’est pas vu comme une révolte ou une volonté d’émancipation, mais comme un signe de folie. » Yannick Ripa, historienne (...)

S’il n’y a pas de statistiques globales datant du XIXe siècle, il ne semble pas qu’il y ait eu davantage de femmes que d’hommes placés en asile. Ce qui diffère, ce sont les causes d’internements.

Des femmes intempestives

« Mauvaises fréquentations », « agitation politique », « refus de devoir conjugal », « refus de faire le ménage », « lecture de romans »… Des milliers de femmes ont été internées pour ces motifs. S’ils peuvent nous sembler aujourd’hui invraisemblables, les certificats médicaux appliquent pourtant les normes de l’époque. (...)

On laisse à ces femmes la possibilité de porter plainte pour internement abusif, mais il est rare que la police donne suite. (...)

Hydrothérapie, décharges électriques et compression ovarienne

Dans son reportage clandestin publié en 1886 réalisé à l’hôpital psychiatrique de Roosevelt Island, où elle s’est infiltrée pendant dix jours en se faisant passer pour folle, la journaliste Nellie Bly écrit : « Je conseille à ces mêmes experts qui m’ont envoyée à l’asile d’enfermer n’importe quelle femme en bonne santé et saine d’esprit, de la forcer à rester assise sur des bancs à dossier droit de six heures du matin à huit heures du soir, de la priver de lecture et d’accès au monde extérieur, de lui donner pour toute récompense des coups et une nourriture infecte, et de voir combien de temps cela prendra pour qu’elle devienne folle. Deux mois de ces mauvais traitements suffiraient à la transformer en loque humaine. » À la Salpêtrière, les conditions de détention et les traitements dits de guérison sont tout aussi inhumains. (...)

Le livre de Victoria Mas évoque le quartier d’hydrothérapie, « où l’on vous balançait des seaux d’eau froide pendant des heures pour calmer votre esprit », détaille Yannick Ripa, ainsi que les séances d’hypnose hebdomadaires et ouvertes au public de Jean-Martin Charcot, au cours desquelles on déclenchait des crises d’hystérie chez des patientes instrumentalisées. Le neurologue pratiquait aussi les décharges électriques et la compression ovarienne, car à l’époque, c’est l’utérus des femmes et ce que l’on croit être ses déplacements vers le cerveau qui sont jugés à l’origine de la folie. (...)

Et aujourd’hui ?

La découverte des anxiolytiques et des antidépresseurs après la Seconde Guerre mondiale a permis une réelle avancée dans la prise en charge des malades. Mais qu’en est-il des internements forcés ? « Beaucoup de femmes sont aujourd’hui internées dans le cadre de violences conjugales ou intrafamiliales, estime la psychiatre Muriel Salmona. Certaines ont subi des viols et souffrent de troubles psychotraumatiques importants, mais qui sont rarement désignés comme tels par les médecins : on parle de bouffées délirantes, de troubles de l’humeur… » (...)

Ce manque de moyens dans les hôpitaux psychiatriques se traduit aussi par un recours de plus en plus fréquent à des chambres d’isolement et des mises sous contention abusives, alors que la loi l’interdit. Ces conditions font l’objet d’enquêtes régulières de la part du préfet, et les patientes ont le droit de les contester, « mais encore faut-il que ces personnes aient connaissance de leurs droits », relève Muriel Salmona. « Et que les services visés par ces enquêtes aient les moyens d’améliorer la qualité de leurs soins », ajoute Serge Hefez.