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Libération
Alain Damasio : « La police n’a pas à être le bras armé d’une incompétence sanitaire massive »
Article mis en ligne le 4 avril 2020

Pour l’auteur de SF, aucune épidémie ne devrait servir d’alibi pour détruire nos libertés. Il s’interroge sur l’après-Covid : on a souvent vérifié que les mesures sécuritaires ne disparaissent pas forcément en même temps que le danger. Et que restera-t-il de nos relations humaines après plusieurs semaines sans contact autre que via les écrans ?

Cela fait bientôt deux décennies qu’Alain Damasio le martèle : la technologie ne remplace rien - ni les embrassades ni la chaleur humaine -, elle simule. Le confinement que nous impose l’épidémie liée au coronavirus ne saurait lui donner plus fortement raison : si les applications de visioconférence n’ont jamais été tant sollicitées, elles ne parviennent pas à nous faire oublier notre solitude. C’est que l’expérience du contact humain, le vrai, dont l’écrivain explorait la richesse dans la Horde du Contrevent (la Volte, 2004), déborde du cadre étriqué de l’écran d’ordinateur. Dans son dernier roman, les Furtifs (la Volte, 2019), l’auteur imagine une société de contrôle invasive à base de drones traqueurs et de géolocalisation permanente. Autant de mesures promues aujourd’hui comme des réponses au Covid-19.

Alain Damasio : Mon impression est qu’on mobilise face à cette pandémie les trois techniques décrites par Michel Foucault dans Surveiller et Punir (1975) pour affronter la peste, la lèpre et la variole, et qu’on les applique « en même temps ». Le gouvernement nous refile tout le combo, en vrac. La première est la biopolitique des territoires et des populations gérées à base de statistiques, utilisées contre la variole - avec en prime, et en toute modernité numérique, un suivi rétroactif ou temps réel des déplacements par identification et tracking des portables. S’y ajoutent les pratiques propres à la lèpre : l’exclusion clôture (les personnes âgées des Ehpad sont coupées du monde et assignées à mourir seules, on rêve d’exclure des îles les Parisiens qui osent colporter leur viralité supposée, on retranche les malades, etc.). Enfin, on voit l’individualisation forcenée comme face à la peste, avec assignation de chacun à son trou à rats, contrôle et sanction très rigoureuse des moindres déplacements, quadrillage féroce de l’espace urbain…(...)

On touche ici à ce rêve politique magnifiquement décrit par Foucault pour la peste : « Partages stricts ; […] pénétration du règlement jusque dans les plus fins détails de l’existence et par l’intermédiaire d’une hiérarchie complète qui assure le fonctionnement capillaire du pouvoir ; […] assignation à chacun de son "vrai" nom, de sa "vraie" place, de son "vrai" corps et de la "vraie" maladie. La peste [le Covid ?] comme forme à la fois réelle et imaginaire du désordre a pour corrélatif médical et politique la discipline. Derrière les dispositifs disciplinaires, se lit la hantise des "contagions", de la peste, des révoltes, des crimes, du vagabondage, des désertions, des gens qui apparaissent et disparaissent, vivent et meurent dans le désordre. » (...)

est-ce que les lois antiterroristes, qui ont ouvert, depuis Sarkozy, un continuum de régression drastique de nos libertés (d’échanger sans être tracé, de se déplacer, de manifester, d’exprimer des opinions jugées dangereuses, etc.), au nom d’une urgence supposée de la menace, ont été abolies depuis ? Allez, amendées ? Disons restreintes ? D’aucune façon.

Est-ce que l’alibi des prétendues violences des gilets jaunes, aboutissant à un recul hallucinant de nos usages démocratiques, a été reconsidéré depuis ? Vous avez la réponse.

Donc, méfiance ici. Haute méfiance pour la suite. L’après-Covid.(...)

Ce que je perçois, très simplement, comme citoyen, c’est que la médecine n’est pas, ou ne devrait pas être, un travail de police. Soigner une pandémie, tous les médecins le disent, c’est d’abord identifier les cas contaminés, donc pratiquer des tests, puis isoler les malades qu’on a dépistés et les soigner. (...)

En France, on n’a d’abord pas été foutus de mettre en place des tests à grande échelle. No comment. On n’a pas su identifier et isoler les malades donc on isole tout le monde, en masse, hop là, circulez ! Euh… non, en fait, circulez pas, restez chez vous, le temps qu’on trouve des masques, qu’on rende opérationnels nos structures de test et qu’on recrée ces lits qu’on a détruits par ignominie budgétaire. Quant à soigner, ben, pourquoi anticiper ou être réactif hein ? Pourquoi tester des médicaments existants qui peuvent marcher pour voir s’ils marchent ? « Confinez-vous, c’est la fin du monde ! » aurait dit Coluche.

Pour moi, aucune épidémie, aucune cause de mortalité, surtout si peu létale en réalité que le Covid, ne justifiera jamais qu’on en prenne alibi pour détruire nos libertés fondamentales. L’urgence ou la panique ne justifient rien ni personne. Elles devraient au contraire appeler au discernement, au recul, à la sobriété juridique. (...)

Qu’on confine 70 millions de personnes est déjà une aberration qui démontre notre degré d’impréparation sanitaire, notre incapacité à prévenir, tester, soigner. Mettre en scène l’anxiété, la stimuler par des statistiques partielles et cumulatives, en appeler à l’affect si facile à maximiser qu’est la peur, la répandre intensément par une inflation médiatique obscène est une stratégie classique pour faire avaler le tout sécuritaire. Réduire les sorties à un kilomètre de chez soi, interdire les espaces naturels (sans risque aucun de contamination), proscrire tout plaisir pourtant inoffensif et sanctionner les soi-disant incivilités virales est un indice ténu mais probant d’une volonté à peine déguisée de (for) mater les populations.

La stupeur initie la peur - qui mute vite en torpeur. Or ces mesures doivent allumer une petite lampe rouge dans nos têtes. (...)

Contrairement à beaucoup de monde, je crois qu’il faut faire confiance aux gens et à leur humanité native. Confiance à leur intelligence des situations. Les abrutis et les inconscients sont une infime minorité. (...)

Après avoir frappé, blessé et mutilé des milliers de personnes en 2019, la police n’a pas à déterminer en 2020 qui peut sortir, qui peut bouger, jusqu’où et comment. Elle n’a pas à être le bras armé d’une incompétence sanitaire massive. C’est donc à nous de nous organiser, d’activer nos solidarités, de soutenir nos soignants, de décider ce que devra être notre santé demain.

Demain ? Dans six semaines environ. Et ce sera à nous de co-vider alors, tous ensemble, celui qui prétend être notre « Coronapoléon fantoche ». J’ai hâte, pas vous ? (...)