
Dimanche 27 décembre. L’année 2020 touche à sa fin et le romancier Alain Damasio part en Bretagne pour une session d’écriture. Juste avant, « l’Humanité Dimanche » lui a tenu compagnie pendant deux heures, pour une séance photo au-dessus d’un centre commercial Montparnasse déserté, avant un long entretien plus au chaud, dans la gare. L’écrivain de science-fiction enthousiaste et plein de vitalité n’en finit plus de se passionner pour le monde et les façons de lutter.
Alain Damasio La science-fiction cherche surtout à interroger le réel. Elle accentue le présent. C’est sa fonction première. Ce qui me frappe le plus avec cette pandémie, c’est que l’autre, mon prochain, est sans cesse présenté comme source de contamination, de maladie et de mort. Il devient foncièrement suspect, ce qui est un pli propre aux régimes totalitaires. Avec le Covid, tout ce qui est l’altérité devient dangereux, parfois jusqu’à l’intérieur même du couple et de la famille. Le seul endroit paisible, c’est seul devant son écran à travailler ou à consommer du numérique. C’est ce que j’appelle le « technococon ». C’est passionnant car c’est de la SF au sens classique : on vit dans un laboratoire en temps réel ! La distanciation physique et sociale déjà induite par les médias numériques est poussée au maximum. Les autorités nous font vivre comme ça et regardent, si c’est tenable ou non… Le premier confinement m’a scié. Je m’attendais à ce que la privation des libertés soit vécue comme une entrave insupportable, surtout chez les ados : cela n’a pas été le cas.
Dans vos romans, le « technococon » est présenté comme aliénant.
Alain Damasio Bien sûr ! Il peut être vécu comme protecteur, sauf qu’il aliène, il nous « étrange ». La perte de vitalité que je sens en Occident vient du fait que l’on conjure l’altérité au maximum. On s’est coupé des animaux, des plantes, de l’extérieur, du chaud, du froid… On conjure le rapport à la maladie, à la vieillesse et à la mort. Des familles n’ont même pas eu le droit de voir leurs parents mourants, et les enterrements se sont faits en catimini : c’est anthropologiquement sidérant ! Au final, toutes les formes d’altérité sont filtrées ou dissoutes : on est dans notre ego-centre-ville, protégé par le « technococon » parfaitement congruent avec le néolibéralisme et l’individualisme forcené. Cela n’empêche pas la consommation. C’est même l’avenir du marketing ultime : le commerce est importé à l’intérieur de ton espace personnel. C’est un test grandeur nature de consumérisme néolibéral. (...)
C’est incroyable d’oser faire ça. Aucune justification rationnelle ne tient : les trains, métros et supermarchés sont blindés ! Dans une salle de théâtre, de concert ou de cinéma, tu as de la hauteur sous plafond, un système d’aération, de l’espacement… Économiquement, la culture rapporte de l’argent mais coûte en subventions. Alors ? J’en viens à me demander s’il n’y a pas une volonté de purger un secteur et de faire le tri, en plus de casser ce qui permet aux gens de se ressourcer, de s’ouvrir, de réfléchir. La culture est le lieu par excellence de la dissidence, de la révolte et de l’éveil. Oui, il y a une épidémie à combattre, mais le gouvernement y répond par un triptyque travailler-consommer-la fermer qui instaure une démocrature néolibérale assez idéale pour lui. (...)
Le Covid, comme toute catastrophe, reste un effet d’aubaine pour les chefs d’État : les cotes de popularité remontent même s’ils font n’importe quoi. Celle de Macron est dix points au-dessus de ce qu’elle était au moment des gilets jaunes. (...)
Le gouvernement tire un bénéfice mécanique d’être un pôle de réassurance. Et il en profite pour faire passer des lois liberticides ignobles qui lui donneront encore plus de pouvoir, comme on le voit avec la loi sécurité globale. (...)
Il y a un combat citoyen qui est au cœur des romans de SF, mais il y a aussi un combat juridique et institutionnel. Des instances mises en place par des gouvernements bourgeois se mettent à jouer leur rôle. Jacques Toubon a été incroyable quand il était Défenseur des droits. C’est le plus beau motif d’espoir sur la mutation d’un homme politique jamais vue ! Le Sénat pendant l’affaire Benalla a aussi montré que les résistances démocratiques peuvent venir de l’intérieur. Il y a un tissage qui finit par fonctionner à certains moments, pour stopper des situations inadmissibles. Mais ça ne suffit pas d’attendre que les institutions fassent le boulot : il faut être dans la rue et chercher l’action directe. Tous les modes de lutte doivent être sollicités, surtout les plus inattendus. (...)
Ce « monde d’après » relève de l’opportunité historique. Chacun se dit que cette crise subite, cette rupture, pourrait servir à changer le monde. Mais c’est une illusion. L’aptitude à la routine des gens, leur familiarité avec un système ne se brisent pas d’un seul coup. Je suis convaincu qu’on ne peut dépasser le capitalisme que si on arrive à le battre sur le terrain du désir (même s’il a dégradé le désir en besoin, et le besoin en pulsion d’achat). C’est le désir en acte, et donc la puissance des liens, des relations que l’on tisse, qui le rendront caduque. Redonner puissance au désir, via notre capacité à créer des collectifs suffisamment riches, bienveillants, ouverts, ancrés sur des territoires notamment ruraux, peut nous sortir de l’auto-asservissement et de la consommation comme ersatz d’accomplissement. Ça paraît simple, mais c’est exigeant. Il faut une certaine qualité de liens et de projet, un bonheur à faire ensemble et des lieux d’expérimentation libres. (...)
C’est le cas de vos livres ?
Alain Damasio Un bouquin doit être une armurerie, disait Deleuze : tu entres pour nourrir tes combats. Le livre doit te transmettre une énergie. Mais cela ne suffit pas. Pour dépasser le capitalisme, il faut organiser l’expérience concrètement vécue d’un autre modèle qui sera plus fort et plus désirable. La culture est l’un des terrains de lutte. Au point que la dynamique capitaliste s’appuie énormément sur l’industrie de l’imaginaire (...)
Mais le monde d’après ne se fera pas sur Internet, par un film ou un livre, même en y déployant un imaginaire révolutionnaire sublime. L’étape la plus décisive reste celle d’éprouver dans les faits une nouvelle façon de vivre. La ZAD par exemple a permis ça. (...)
Je suis justement en train de passer du livre de SF à l’expérience concrète ! On monte une sorte de zone autogouvernée. J’appelle ça une ZOUAVE : une zone où apprendre à vivre ensemble, une zone où apprivoiser le vivant ensemble. C’est en montagne, dans les Alpes-de-Haute-Provence. Ce sera une vraie école du vivant, qui croisera art, politique et écologie. Un lieu de pratique de rapports humains horizontaux, qui vise l’autonomie énergétique et alimentaire, et saura renouer avec le vivant. Il y a une auberge et de la place pour héberger. On fera du maraîchage, un élevage de chevaux, des ateliers, des cours de philosophie, des formations à l’action directe, du croisement des luttes écologiques et sociales. On va travailler sur des systèmes de démocratie distribuée, développer au maximum l’intelligence qu’un groupe peut avoir quand il bosse ensemble. L’horizon est d’élaborer des îlots de résistance qui fassent archipel, essaiment dans leur diversité, accueillent ceux qui galèrent et leur donnent le goût de se battre. (...)
La perversion du langage me tue. Macron dit l’inverse de ce qu’il fait. L’effet collatéral, c’est que plus aucune parole n’est crédible. Pour savoir le contenu d’une loi, il faut inverser le sens de son appellation… Mais dans les milieux militants de gauche et d’extrême gauche, je vois se développer une forme de conservatisme du langage. Des mots deviennent interdits : il ne faudrait plus dire femme, mais personne sexisée, plus dire black ou beur mais personne racisée. Il y a une pression phénoménale sur l’utilisation des mots. Cela devient presque un marqueur social de rectitude langagière. C’est une catastrophe car le langage se fige. La gauche ne devrait jamais mettre les mots en cage. Laissez-les libres et ouverts ! (...)
Vous avez qualifié le mouvement des gilets jaunes de « divine surprise ».
Alain Damasio On était sous un rouleau compresseur libéral absolu. Et, d’un coup, ceux qui bossent se sont rendu compte qu’ils ne s’en sortaient plus et qu’ils étaient abusés. Il y a eu une conscientisation incroyable ! Ils ont renouvelé les formes de lutte : l’occupation des ronds-points, le gilet jaune, les manifs tous les samedis. En face, la violence de la répression a été terrible. Mais on ne peut pas dire que ce mouvement n’a servi à rien : un terreau s’est constitué. Tous les gens qui se sont politisés au moment des gilets jaunes sont disponibles pour les luttes futures : ils savent, ils sont prêts. (...)